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Le New York Times a publié mercredi les enregistrements passés au cours du mois de mars par des soldats russes stationnés à Boutcha, dans la banlieue de Kiev. Ces appels – interceptés par les autorités ukrainiennes puis authentifiés par les journalistes – montrent la détresse des militaires, leur certitude précoce de l’échec de l’offensive et confirment la réalité des crimes de guerre.

Ils s’appellent Aleksandr, Vlad, Sergueï, Andreï, Nikita, Ievguéni, ou encore Ivan. Ils sont quelques-uns des dizaines de soldats russes alors déployés à Boutcha, en Ukraine, dont les conversations téléphoniques en direction de proches ont été interceptées par les services ukrainiens en mars dernier. Les enregistrements de ces appels, passés dans le dos de leur commandement, ont ensuite été transmis au New York Times qui en a publié la longue litanie mercredi sur son site internet.

Ces sons trahissent le désespoir de militaires qui ignorent ce qu’ils font là, ont l’intime conviction que l’offensive qu’ils mènent est déjà condamnée. Surtout, ils permettent de mesurer la colère de la troupe vis-à-vis du pouvoir russe. Enfin, ils donnent une idée plus précise des crimes de guerre perpétrés dans cette banlieue de Kiev, libérée par les Ukrainiens au tournant de la fin du mois de mars et du début du mois d’avril.

Un long travail d’authentification

Comme toujours lorsque des bruits nous parviennent depuis les services d’espionnage d’un État belligérant, il convient de faire un point sur la méthodologie employée pour s’assurer de la véracité de ces appels. Le New York Times concède d’abord les avoir tout simplement reçus des autorités ukrainiennes. Ses journalistes ont ensuite consacré deux mois à les traduire et ont procédé à un besogneux travail d’authentification. Ils ont ainsi comparé les numéros des soldats russes avec les données des applications de messagerie et leurs comptes sur les réseaux sociaux. Ils ont d’ailleurs effectué les mêmes opérations pour certifier l’identité de leurs interlocuteurs à l’arrière.

Le New York Times en a conclu que ses appels – des « milliers » selon le titre – provenaient bien de l’armée russe, et plus précisément de soldats de la Garde nationale ou de l’armée de l’air.

Sur le front, le pouvoir en prend pour son grade

Il en ressort d’abord que les militaires russes n’ont pas attendu l’ordre de mobilisation partielle décrété mercredi dernier pour comprendre que la campagne ne s’engageait pas sur de bons rails. Et le premier responsable semble tout trouvé.

« Poutine est un imbécile », proclame ainsi Aleksandr au téléphone.

« Il veut prendre Kiev. Mais on n’a aucune chance de réussir ». « On ne peut pas prendre Kiev… On prend des villages, c’est tout », poursuit-il. Sergueï annonce la mauvaise nouvelle à sa mère: « Notre offensive a échoué. On est en train de perdre la guerre. » Il reprend: « Maman, c’est la décision la plus stupide que le gouvernement ait jamais prise, je pense. » Évoquant cette fois la situation sur le front auprès de sa copine, le même Sergueï s’en prend plus largement au commandement.

« Ils ont voulu tout faire d’un coup, et, putain, ça n’a pas marché comme prévu », déplore-t-il.

Passant un coup de fil à sa petite amie, Ilya s’inquiète de ce qui se dit au pays. Et désespère de voir le bout du tunnel bientôt. « Ils disent quoi d’autre? Quand est-ce que Poutine va arrêter tout ça? Putain », bout-il. « Bah, il dit que tout se déroule comme prévu et dans les temps », lui rétorque son interlocutrice. « Et ben, il se trompe lourdement », regrette alors Ilya.

« On était 400, on est 38 »: l’hécatombe au téléphone

Une offensive déjà enlisée, des officiers ne remplissant pas leurs objectifs, un pouvoir politique défaillant… Tout ça se voit sur le terrain dès le mois de mars. Et le tableau dépeint par les militaires est ahurissant.

« La moitié du régiment est mort », pointe Andreï.

« On était 400 paras », signale Sergueï à sa mère, enchaînant: « On est 38 survivants. Parce que les chefs nous ont envoyés à l’abattoir ». Et, forcément, le moral est au plus bas. Nikita déplore: « Les ‘Khokhols’ (une insulte utilisée par les Russes à l’égard des Ukrainiens et qu’on peut traduire par ‘pèquenauds‘, NDLR) avancent et on reste planté là… J’aurais jamais pensé que je finirais dans une merde pareille ». Le désespoir n’est pas qu’individuel, comme en témoignent ces mots d’Andreï à sa copine:

« L’ambiance est hyper négative. Il y a un mec qui chiale, un autre est suicidaire, putain. Ils me fatiguent, ils me rendent malade ».

Les difficultés des proches

À l’autre bout du fil, les familles et les proches ne sont pas plus vaillants. La fiancée d’Ivan s’alarme de voir les morts s’accumuler autour d’elle.

« Vanya, les cercueils n’arrêtent pas d’arriver. On enterre un homme après l’autre. C’est un cauchemar ».

Les entourages décrivent aussi les conséquences économiques de la guerre au pays: explosion du prix des denrées, pénuries, marques et sociétés multinationales fermant leurs portes pour sanctionner l’agresseur. Un panorama qui a un air de déjà-vu pour la femme de Ievguéni:

« Quand tu reviendras, t’auras l’impression de faire un voyage dans les années 1990 », lui lance-t-elle.

Si la population ne peut que constater l’impact du conflit sur son quotidien et n’est pas dupe, les soldats tempêtent contre sa couverture par la propagande. « Ils disent n’importe quoi aux gens à la télé, du genre: ‘Tout va bien, c’est pas une guerre, seulement une opération spéciale’. Mais en vrai, c’est une foutue guerre », déclare Sergueï à sa copine.

« Ces bâtards n’ont rien dit »: les militaires surpris par la guerre

Une « foutue guerre » donc. Or, ils n’ont pas signé pour ça. Au téléphone, les soldats reviennent sur les circonstances de l’invasion déclenchée le 24 février. Et si la mobilisation partielle décrétée par le Kremlin mercredi dernier conjugue ratés et absence de formation pour les nouvelles recrues, ces militaires de carrière ont également été pris de court.

« On ne nous a pas dit qu’on ferait la guerre. Ils nous ont avertis la veille », assure Sergueï à sa mère.

Nikita parle pour sa part à un ami. Mais il renvoie le même écho: « On était censé s’entraîner deux ou trois jours. On s’est fait avoir comme des gamins, putain ». Enfin, Alexeï affirme à sa petite amie: « Je ne m’attendais pas à ça. Ils nous ont dit qu’on allait s’entraîner. Ces bâtards ne nous ont rien dit ».

« Des cadavres sur la route »: le récit des crimes de guerre

Les chefs ne sont pas muets cependant. Ils transmettent bien quelques ordres. Et ceux-ci sont glaçants. Les enregistrements dévoilés appuient la réalité des crimes de guerre à Boutcha – niés jusqu’à ce jour par Moscou – où les Ukrainiens ont découvert 1100 cadavres environ en libérant la ville début avril.

Sergueï glisse ainsi: « On nous a donné l’ordre de tuer tous les gens qu’on croise. » Plus loin, il évoque un bois transformé en charnier. « Il y a une forêt ici, où la division a son quartier général. J’y ai marché et j’ai vu une mer de cadavres, habillés en civil. Une mer. J’avais jamais vu autant de corps de toute ma putain de vie. C’est vraiment taré », raconte-t-il à sa mère.

« Putain, il y a des cadavres qui gisent à même le sol à côté de la route. Des civils », avoue encore Nikita à sa copine.

« J’ai un appart’ dans la poche »: le pillage à voix haute

Lorsque les morts trouvés au long du chemin ne sont pas des civils, ils peuvent toutefois se révéler cyniquement utiles pour des Russes visiblement démunis.

« Certains mecs ont pris l’équipement des cadavres des Ukrainiens. Ils ont des équipements de l’OTAN qui sont meilleurs que les nôtres », explique Sergueï à sa petite amie.

Si ces prises de guerre ont un rapport à la survie, d’autres n’ont aucune excuse au moment de se servir chez l’habitant. Les récits de pillages s’ajoutent les uns aux autres. Nikita fait part de son dégoût à un ami:

« Tout a été pillé. Ils ont bu tout l’alcool, pris tout le pognon. Tout le monde fait ça ici ».

Tous n’ont pas sa vertu et ceux-là n’hésitent pas à se nourrir sur la bête. Parfois, au grand dam de leur interlocuteur. C’est le cas d’Aleksandr qui fanfaronne auprès de celle qui partage sa vie: « Commence à regarder pour un appart’ à Orenburg ». « Pourquoi? », s’étonne sa fiancée. « Bah avec Misha, on est allé dans une maison, et on a ouvert une cache avec la clé. Il y avait 5,2 millions de roubles (près de 935.000 euros, NDLR) », explique-t-il. « Rends-les », ordonne alors la compagne du soldat qui s’entend répondre:

« Je suis pas con. J’ai un appart dans la poche ».

« J’emmerde l’armée »

Le ras-le-bol est évident. Et certains s’en cachent moins que d’autres encore. Vadim promet d’ailleurs à sa copine qu’il va « démissionner ». « Nom de Dieu… Je retourne à la vie civile. Et mon fils n’ira pas à l’armée non plus, 100% sûr… Dis-lui qu’il va être médecin », développe-t-il.

Vlad est plus concis: « Quand je rentre, je démissionne. J’emmerde l’armée ».

Robin Verner Journaliste BFMTV

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