Le gouverneur pro-russe de la région de Sébastopol en Crimée a assuré mardi soir que la défense anti-aérienne locale avait abattu deux drones ukrainiens. Il s’agirait là de la dernière opération sur ce front d’une armée ukrainienne avide de reconquérir une péninsule que la Russie lui a arrachée en 2014. Pour autant, cet objectif semble pour l’heure hors de portée.
Après la contre-offensive victorieuse sur la ville de Kherson, la reconquête de la Crimée s’impose comme la nouvelle priorité des troupes ukrainiennes dans leur guerre contre l’envahisseur russe. Cette péninsule du sud de l’Ukraine que borde la Mer noire est en effet un crève-coeur et un affront pour Kiev comme pour l’opinion ukrainienne depuis huit ans.
La région, à l’histoire complexe et que le patron de l’URSS Nikita Khrouchtchev avait incorporée à la République socialiste et soviétique d’Ukraine en 1954 – sans se douter que l’empire communiste et son unité voleraient en éclats moins de quarante ans plus tard -, a en effet été annexée par la Russie en 2014. Rattachement consécutif à un référendum au déroulement pour le moins nébuleux.
Et les Ukrainiens de cet automne 2022, qui ne cessent de repousser les Russes devant eux, n’ont pas l’intention de déposer les armes avant d’avoir repris leur bien. Ils y multiplient les opérations. Ce mardi, le gouverneur pro-russe de Sébastopol les a accusés d’avoir tenté d’attaquer une centrale électrique avec des drones, dont sa défense anti-aérienne aurait eu raison.
Si cette information n’est pas encore confirmée, les Ukrainiens étaient déjà parvenus au printemps à couler un navire-clé de la flotte russe en mer Noire, le Moskva. Tout aussi spectaculaire, on se souvient de l’explosion du pont du Kertch le 8 octobre. Mais la reconquête de la Crimée est-elle seulement un objectif réaliste pour Volodymyr Zelensky et son peuple?
Nécessité politique
Il y a d’abord le versant politique de l’affaire. Et il ne fait pas un pli pour la députée ukrainienne Lesia Vasylenko en duplex sur BFMTV ce mercredi: « C’est non seulement possible mais c’est nécessaire (de reconquérir la Crimée, NDLR). La Crimée fait partie de l’Ukraine. Quand l’Union soviétique a été dissoute, on a proclamé l’indépendance de plusieurs Etats et on a confirmé les frontières et que les états respecteraient ces frontières ».
« L’agression russe est le crime des crimes selon le droit international. Car c’est celui qui ne permet pas d’avoir la paix, ni la sécurité dans toute la région », a-t-elle encore fait valoir, avant d’insister: « Il est donc crucial qu’on revendique la Crimée et qu’on réinstitue le drapeau ukrainien à Sébastopol, Yalta et dans toutes les villes – ukrainiennes – de Crimée ».
Elément qui selon Claude Blanchemaison, ex-ambassadeur de France en Russie, assied la position du président ukrainien sur la question.
« Monsieur Zelensky est dans une position extrêmement confortable. Il lui suffit de dire: ‘J’énonce le droit international et donc je suis dans mon droit de vouloir récupérer non seulement les oblasts (les régions, NDLR) annexés par la Russie il y a quelques semaines, et en plus la Crimée annexée il y a huit ans’. Pour lui, le temps est au combat et pas à la négociation », a expliqué sur BFMTV le diplomate en poste à Moscou de 2000 à 2004.
Double-message
Et c’est bien de combat qu’il s’agit pour l’heure comme le rappelle l’attaque (présumée) de drones ukrainiens sur une centrale électrique proche du port de Sébastopol mardi. Un assaut que la parlementaire ukrainienne a justifié en ces termes laconiques: « La Crimée, c’est toujours l’Ukraine, et l’a toujours été ».
Thierry Arnaud, éditorialiste de BFMTV pour les questions de politique étrangère, a proposé sa propre traduction du signal envoyé par Kiev: « Il y a un double-message: ‘La Crimée reste un objectif’, et attaquer Sébastopol revient à dire aux Russes ‘Vous n’êtes en sécurité nulle part' ».
La « presqu’île » de Crimée
Mais au-delà de la nécessité politique, on se cogne à la réalité militaire. Celle-ci incite moins à l’optimisme d’après Thierry Arnaud, qui estime que les dernières actions ukrainiennes ne suffiront pas à reconquérir la Crimée. Il a d’ailleurs jugé que les interventions récentes visaient un but plus modeste.
« Reconquérir non, harceler, oui ». « Et c’est leur objectif depuis des mois. Souvenez-vous de ce vaisseau-amiral de la flotte en Mer noire coulé en avril, une attaque d’une base aérienne au mois d’août, en octobre le pont de Crimée et ces multiples attaques de drones », a-t-il repris.
Claude Blanchemaison lui a donné raison. On ne saurait envisager pour l’heure une victoire décisive du pouvoir ukrainien sur ce front. Toutefois, l’ex-ambassadeur imagine que Volodymyr Zelensky pourrait a minima plonger la région en état de siège, et la couper de la Fédération de Russie: « Il ne rentrera pas en Crimée mais il peut faire de la presqu’île de Crimée une île complètement isolée de l’extérieur. »
L’espoir ukrainien est d’autant plus difficile à satisfaire qu’il pourrait bien résonner dans le vide sur place. Ou du moins susciter un écho étouffé. « C’est une région qui a été assez ‘russifiée’. Il y a eu des transferts de populations », a ainsi rappelé Thierry Arnaud: « Il y a une population russe, russophone ou russe tout court ».
L’éditorialiste a de surcroît fait remarquer que la Crimée, ce « corridor » livrant à la Russie un débouché maritime supplémentaire, ne relève pas du seul enjeu symbolique pour le Kremlin:
« C’est la dernière partie de l’Ukraine que les Russes voudront lâcher car elle occupe une position géographique essentielle et cette base de Sébastopol est un point crucial ».
Conseil d’ami à l’américaine
Entre un renoncement ukrainien à la Crimée, pour le moment tabou, et une reconquête, à ce stade fantaisiste, de la péninsule, il existe cependant un moyen terme.
« Quand viendra le temps de la négociation, des tas de formules sont envisageables, comme celle que monsieur Zelensky avait envisagée en mars, disant qu’on pourrait envisager un système à plusieurs échéances en Crimée, avec un référendum dans dix ou vingt ans organisé par l’ONU », s’est ainsi souvenu Claude Blanchemaison.
Une solution négociée et lointaine dont Volodymyr Zelensky, qui a fait du retour de la région dans le giron de son pays un prérequis à toute tractation de paix, ne veut pourtant pas entendre parler.
Il pourrait bien, toutefois, être contraint à revenir à des sentiments plus conciliants par la pression extérieure de la communauté internationale. Il y a une semaine, le général Mark Milley, chef d’état-major de l’armée américaine, avait en effet tempéré les enthousiasmes lors d’un point-presse: « La probabilité d’une victoire militaire ukrainienne, expulsant les Russes de tout l’Ukraine y compris (…) la Crimée, la probabilité que cela se passe de sitôt n’est pas très élevée militairement ».
L’embarras de l’officier était certes perceptible mais le contenu est limpide. Le soutien du principal allié de l’Ukraine est indéfectible… Jusqu’à un certain point. Or celui-ci se situe à la frontière de la « République de Crimée ». Et sans le concours international, la volonté ukrainienne de la reprendre a toutes les chances de ressembler à un voeu pieux.
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