Ted Morris indique le compteur de la batterie du fauteuil roulant électrique dans lequel il est installé. Il tape sur l’accoudoir droit où se situent ces diodes. « Il n’y avait plus que trois barres », précise-t-il dans son récit. « Trois barres », c’est pour lui le risque de tomber en panne, de ne plus pouvoir bouger mais à cet instant, Ted sort du Stade de France et se dirige vers la station de RER. Autour de lui, il décrit le chaos. Des groupes violents agressent les supporters anglais. Il roule pour s’échapper en compagnie de sa femme, avec la peur de ne plus pouvoir avancer. Il finit par être frappé à son tour, violenté. Ted pense à son épouse qui vient à son secours mais aussi à ses deux filles qui sont encore dans le stade. « L’expérience la plus terrifiante de ma vie. J’ai cru que j’allais mourir », glisse-t-il le souffle court. L’émotion brille dans ses yeux. À quelques mètres de là, il aperçoit des uniformes. Les policiers français restent immobiles. Pire, quand Ted et ses amis arrivent à leur hauteur, ils sont aspergés de gaz lacrymogènes.
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C’est la conclusion d’une soirée horrible pour ce fan de Liverpool : « Et je ne parle pas du résultat du match, c’est accessoire par rapport à ce que l’on a vécu. » Ted Morris préside l’association des supporters handicapés du Liverpool Football Club. Il a emmené des centaines d’adhérents à cette finale. Il ne retient de cette soirée que des larmes, des cris, des images qui le marquent : un gamin déficient mental de 8 ans qui s’étouffe dans un immense nuage de lacrymo, une jeune femme en fauteuil à l’épaule déboîtée ou encore cet adolescent de 14 ans atteint du syndrome de Williams, maladie génétique chromosomique, complètement perdu, effrayé qui croyait que les troupes russes, envoyées par Poutine, déferlaient sur le stade. Il s’agissait en fait des forces de l’ordre françaises.
Ted Morris sera devant les sénateurs, mardi 21 juin, pour raconter tout ça. Joe Blott sera à ses côtés. Le président de « Spirit of Shankly », la principale association de supporters du LFC, veut témoigner pour que « la vérité éclate.« Car il y a eu la soirée, l’attente interminable, les violences, la peur… Mais il y a aussi « les mensonges. » Le 28 mai 2022, alors qu’il vient de s’installer en tribune, il entend le message diffusé dans le stade annonçant que le coup d’envoi est décalé à cause des supporters de Liverpool qui sont arrivés en retard « alors que nous étions tous là depuis près de quatre heures. J’ai compris à ce moment-là qu’ils étaient déjà en train de réécrire l’histoire« . « Ils », ce sont les organisateurs : l’UEFA et les autorités françaises. Les deux cibles de sa colère aujourd’hui. « Nous n’avons pas à dicter comment vous devez procéder, précise Joe Blott. Mais il faut une enquête approfondie, indépendante et juste. »
« Il faudra autre chose que des excuses creuses pour des étrangers qui viennent visiter votre capitale et qui ont été traités comme des animaux. »
Joe Blott, président d’une association de supporters des Reds de Liverpoolà franceinfo
À côté de lui, Ian Byrne s’anime après cette dernière phrase : « Pourquoi demander à organiser cette finale si c’est pour nous traiter de la sorte ? s’emporte ce député de Liverpool, vêtu du T-shirt du club et présent à Saint-Denis. Vous vouliez accueillir ce match, alors faites-le correctement ! »
Coincés entre des grilles, des policiers agressifs et des voyous venus les détrousser et les violenter, ils ont vécu l’enfer « et aussitôt, on nous désigne comme responsables de tout ça, poursuit l’élu. Alors que nous avons été extrêmement patients et disciplinés. Le souvenir d’Hillsborough nous a permis de garder notre sang-froid. » Le seul nom du stade de Sheffield, Hillsborough Stadium, rappelle à tous la catastrophe de 1989. Cette année-là, 97 supporters des Reds sont morts, écrasés par un mouvement de foule, bloqués dans l’enceinte. Ian Byrne y était avec son père, blessé ce jour-là. La police anglaise accuse aussitôt les fans de Liverpool. Une version maintenue pendant 23 ans. Il aura fallu attendre 2012 et un rapport détaillé pour que la police du South Yorkshire présente « des excuses sans réserve » et reconnaisse ses « graves erreurs. »
Les supporters de Liverpool cultivent ce souvenir. « Je n’étais pas né en 1989 mais j’ai grandi avec le récit d’Hillsborough, explique Dan, présent au Stade de France. Nous sommes restés calmes, nous avons été exemplaires parce que nous étions marqués par l’Histoire. » Les déclarations des ministres français ont ajouté le sentiment d’injustice à la soirée infernale. Alors quand Paris propose aux fans anglais de remplir un formulaire en ligne pour porter plainte devant la justice française, ils ne sont pas nombreux à s’y pencher. « Comment voulez-vous que l’on fasse confiance ? » interroge Ian Byrne. « Quand j’ai commencé à le lire, j’ai trouvé ça ridicule, souffle Kevin 23 ans. Dans les lieux proposés pour décrire les agressions, il n’y avait pas le stade. À aucun moment, il n’était possible de mettre les policiers en cause… J’ai laissé tomber. » Il ne veut plus entendre parler du gouvernement français.
« Que Darmanin démissionne ! »
Kevin, supporter de Liverpoolà franceinfo
Depuis, le formulaire a été modifié pour mieux correspondre à la soirée de la finale de la Ligue des champions mais le peu de communication par les autorités françaises autour de ce document le rend quasi invisible à Liverpool. L’épisode des images de vidéosurveillance effacées a achevé de décourager ceux qui entretenaient encore un peu d’espoir vis-à-vis de la France.
La tristesse est sans doute le sentiment qui résume le mieux le sentiment de Jacob quand il pense à tout ça. À 19 ans, il est déjà un supporter chevronné. Comme souvent dans ce pays mordu de foot, son père lui a transmis la passion. C’est d’ailleurs avec lui et des amis qu’il s’est rendu à Saint-Denis pour assister à sa quatrième finale de Ligue des Champions. Les précédentes ? « Que de bons souvenirs, sans doute les meilleurs de ma vie. On a visité, on s’est amusé, que du bon temps. » Il est revenu de France après avoir vécu « la pire expérience de mon existence. » Maintenant, comme beaucoup sur les rives de la Mersey, il attend « des excuses et le récit détaillé de ce qui s’est passé ce soir-là. Que les responsabilités soient définies clairement et que l’on reconnaisse enfin que les fans de Liverpool n’y sont pour rien. »
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Ted Morris, quant à lui, revient à Paris pour cette audition, et il en est le premier surpris. « C’est un endroit magnifique, mais après ce qui s’est passé je ne voulais plus jamais y retourner. » Cette fois, le président de l’association des supporters handicapés de Liverpool va témoigner devant les sénateurs et essayer de faire entendre sa vision de cette finale de Ligue des Champions en tant que fan. « Il ne s’agit pas seulement d’un match de football, indique-t-il. Le match est l’aboutissement de quelques jours d’immersion dans la culture de n’importe quelle ville. Le football transcende. Il s’agit d’un sentiment d’appartenance avec des gens que tu ne connais pas. On arrive des quatre coins du monde avec le même objectif, soutenir un club et se faire de nouveaux amis. C’est ça le football quand on est un supporter du Liverpool Football Club. »
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