Dès le coquet village de Plancher-les-Mines, dernier bastion de repos avant les pentes de la Planche des Belles Filles, Thibaut Pinot s’affiche partout. Les affiches à sa gloire jalonnent la route étroite qui mène jusqu’au pied de la montée finale. Un avion de chasse Rafale au bruit assourdissant fend le ciel, donnant à ce vendredi 8 juillet des airs de fête nationale pour les Vosges, devenues un détour fréquent, voire incontournable ces dix dernières années pour le Tour de France, avec un sixième passage depuis 2012.
Dans la montée, les navettes klaxonnent pour repousser les téméraires du bitume, galvanisés par l’arrivée prochaine de leurs idoles. « Une des côtes les plus dures du monde », lâche Yoann, militaire au régiment de Belfort, et adepte de cyclisme. La marée humaine attendue fait des siennes : les drapeaux tricolores virevoltent, les cinq lettres du patronyme du local de l’étape balafrent par centaines l’asphalte jusqu’à la flamme rouge. « On est encouragé par tout le monde, on nous propose des bières, mais on ne peut pas ! », sourit Yoann.
Au sommet de l’ultime difficulté de cette 7e étape, aboutée pour l’occasion d’un kilomètre de chemin poussiéreux comme en 2019, Pierre et son clan trépignent : lui et ses acolytes du Collectif Ultras Pinot (CUP) – en référence au Collectif Ultras Paris qui soutient le PSG, club qu’adore le cycliste – sont prêts à célébrer celui que tout le monde attend.
Ce groupe informel de six personnes a été créé lors de la première vague de Covid-19, il y a deux ans. « Je ne m’en occupais pas trop jusqu’à ce que Thibaut Pinot revienne en forme cette année, et donc nous aussi ! », débute Umbert, un des deux fondateurs. « C’est surtout un plaisir d’amis qui reprennent la mentalité des Ultras, que Pinot affectionne. C’est justement ce décalage avec les Ultras qui nous fait rire, car il n’y a pas trop ça dans le vélo. Mais il y a certaines étapes de montagne où ça ressemble à des ambiances de stade de football », précise-t-il.
L’éventail de preuves d’amour pour l’occasion est conséquent : t-shirts « Allez Thibaut Pinot », drapeau avec la tête du Franc-Comtois, et deux « tifopino » : l’un reprenant les couleurs du CUP version football, l’autre inscrivant « Allez Pinot » sur une bâche de fortune. « L’idée, c’était de faire un peu comme les tifos des clubs de foot, sauf qu’on était à deux dans notre grenier avec mon père », sourit celui qui a dormi sur place pour se réserver une place de choix juste après la ligne.
Pour vouloir déployer un tel arsenal d’affection, Pierre et ses amis sont accrochés viscéralement au grimpeur depuis longtemps. « Ma première idole, c’était Andy Schleck. En 2012, il se blesse sur le Critérium du Dauphiné juste avant le Tour. J’étais dégoûté, mais j’ai découvert ce petit gars nommé Thibaut Pinot, qui a gagné à Porrentruy », explique Pierre. Guy, un autre membre du Collectif, se remémore son électrochoc pour Thibaut Pinot en 2009, lors d’une sortie d’entraînement. « C’était dans le Ballon d’Alsace, il n’était pas encore professionnel. J’étais arrêté dans une épingle à cheveux, et j’ai vu une fusée monter. C’est là que je découvre le bonhomme. » De quoi lui cheviller le Franc-Comtois au coeur.
« Pour moi, c’est au-delà de ce qu’il provoque sur un vélo : depuis 2009, je pense que c’est l’élu. Ses galères ont décuplé mon amour pour ce coureur, que j’apprécie à la base pour son potentiel. »
Guy, membre du Collectif Ultras Pinotà franceinfo: sport
Pourtant, la sève de leur affection pour Pinot n’obstrue pas leur lucidité face à leur poulain : malgré la furia vosgienne, aucun n’imaginait Pinot prendre la course à son compte. « Je ne préfère pas trop rêver. Je sais que soit par sa forme soit par le jeu d’équipes, il y a peu de chances qu’il gagne. J’espère juste qu’il va prendre du plaisir », constatait Pierre au début de l’étape. « Au delà de ça, il n’a pas les pattes. Il sort du Covid, huit jours d’arrêt. Tu ne t’arrêtes pas comme ça juste avant le Tour sans que ça n’ait des conséquences », enchaîne Guy, t-shirt floqué du Collectif Ultras Pinot sur les épaules.
Lâché à 4,2 kilomètres du sommet, le Franc-Comtois a dû se résigner à briller à quelques encablures de son village natal et actuel, Mélisey. Malgré une foule aimante et conciliante avec celui qu’elle ne peut se résoudre à lâcher malgré ses déboires, le Français a laissé Tadej Pogacar et consorts dompter sans lui l’asphalte puis le gravel de la Planche. « Pas de miracle », lâche Pierre dans un haussement d’épaule lorsqu’il aperçoit sur l’écran son coureur décramponné dans la pente.
Les timides onomatopées de déception ont rapidement laissé place à de vibrants applaudissements lorsque le Français a franchi la ligne à 2’26 du vorace Slovène. « L’ambiance, comme toujours, est magique. Eux (le public) ont été à la hauteur, pas moi, et c’est dommage », a lâché Pinot à l’arrivée.
L’arrivée de Thibaut Pinot chez lui, en haut de la Super Planche des Belles Filles. Ovation de son public pour le local, trop juste pour la victoire #TDF2022 pic.twitter.com/j0PDl1atHG
— Théo Gicquel (@theoogicquel) July 8, 2022
En féroce compétiteur qu’il est, le Français était « forcément déçu » de ne pas avoir pu peser sur la course. Trop dur avec lui-même ? En sortie de Covid-19 qui a perturbé sa préparation d’avant-Tour, le Franc-Comtois n’est pas encore à pleine puissance. Mais qu’importe. A 32 ans, après six passages dans la Planche (dont une deuxième place en 2014), plus personne dans les Vosges ne lui demande quelque chose, si ce n’est de se battre pour eux. « Dans la région, on n’avait plus un grand champion depuis longtemps. Mais au-delà de ça, c’est ce qu’il provoque chez les gens, les émotions », rappelle Guy.
« Ce qui nous fait vibrer, c’est quand il joue le général. Là un peu moins, mais on s’en fout, on prend ce qu’il y à prendre. C’est un mec attachant, quoi qu’il arrive. Tu ne peux jamais lui en vouloir, car tu sais qu’il se dépouille, qu’il est comme il est. Tu ne peux pas l’aimer juste quand ça va bien », conclut Umbert, pas déçu pour un sou de la 31e place du Tricolore. Thibaut Pinot a un peu raté son rendez-vous avec la Planche, mais l’ivresse populaire pour lui reste à son zénith, et le CUP pourrait bien gagner quelques adeptes d’ici la fin du Tour.
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