Une France en col roulé, voire en doudoune et en moufles, regardera jouer les Bleus. Alors que les Européens sont sommés depuis plusieurs mois de réduire drastiquement leur consommation d’énergie, la Coupe du monde de football, qui s’ouvre le 20 novembre au Qatar, diffusera à des millions de passionnés les images éclatantes d’une abondance énergétique à contre-temps.
Déplacée en hiver pour échapper aux températures extrêmes de ce riche émirat du Moyen-Orient, la compétition se déroulera dans huit stades, dont sept ont été construits spécialement pour accueillir l’événement planétaire. Autant de « joyaux du désert » – c’est d’ailleurs le surnom de l’un d’entre eux – solidement incrustés dans le récit d’un Mondial « durable » et « neutre en carbone », conté par les organisateurs, la Fifa et le comité suprême Qatar 2022. Des bijoux de technologie assimilés par les associations écologistes à du greenwashing.
« Comment des stades climatisés peuvent-ils être durables ? » Voici la question rhétorique posée sur le site officiel du Mondial. La réponse des organisateurs se trouve dans un document pédagogique consacré à l’exemplarité de leurs stades* (en PDF) : technologie de pointe, stades aux toits rétractables en cas de températures extrêmes, circulation de l’air au sein des structures, matériaux isolants, « bulles » de fraîcheur sous chaque siège… Pour justifier cette démesure, le Qatar et la Fifa convoquent à la fois ingénierie et architecture. Ils font ainsi de ces nouveaux stades un solide argument « durable ». Même climatisés, ils utilisent « 40% d’énergie de moins que les standards internationaux », se vantent les organisateurs.
Rafraîchir des bâtiments par le biais de climatiseurs et autres ventilateurs compte pour 20% de la consommation d’électricité des bâtiments* à travers le monde. Au Qatar, faire baisser la température à l’intérieur compte pour 60 à 70% de la consommation électrique totale du pays, relevait en 2021 le journal qatari The Peninsula*.
Dans ce pays qui tire son électricité de ses abondantes ressources en gaz naturel, une énergie fossile, minimiser les émissions de gaz à effet de serre passe par la promotion d’un champ photovoltaïque, construit spécialement pour alimenter ces arènes. « Une centrale solaire vient d’ouvrir dans l’est du pays, mais il faut bien comprendre que c’est très loin d’être suffisant pour alimenter les stades », prévient Raphaël Le Magoariec, chercheur en géopolitique, spécialiste des sociétés de la péninsule arabique et du sport, co-auteur de L’empire du Qatar : les nouveaux maîtres du jeu ? (ed. Robert Laffont).
Le Qatar « utilise le sport pour gagner en puissance et en influence sur la scène internationale. Il vise le Graal du sport. Et cela se joue dans la période estivale européenne, à un moment où les conditions [météorologiques] sont horribles », explique le chercheur. D’autant que, « dans les pays du Golfe, la clim’ n’est pas un gros mot. Elle fait partie du mode de vie. »
Le déploiement de systèmes révolutionnaires d’air conditionné a donc fait office d’argument massue pour crédibiliser la candidature de Doha auprès de la Fifa. Dès 2011, des architectes ont toutefois admis que leur prototype innovant de climatisation était « trop cher et évidemment trop polluant si déployé à grande échelle ». En 2014, la Coupe du monde a donc finalement été déplacée non pas dans l’espace, mais dans le calendrier : en hiver, quand le mercure oscille entre 20 et 25 degrés au Qatar. Cette décision peut alléger le bilan carbone du Mondial, si la clim’ n’est pas allumée pendant le tournoi. Mais pas celui des bâtiments, pensés pour être utilisés tout au long de l’année.
Quoi qu’en disent les organisateurs, « aucune construction de stades climatisés dans le désert ne peut prétendre participer à l’effort collectif de réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre », assène Guillaume Carbou, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux et co-auteur du livre Greenwashing – Manuel pour dépolluer le débat public (ed. Seuil).
Communiquer sur une compétition « neutre en carbone » et mettre en avant les performances énergétiques des stades – jusque dans les allées de la COP26 – revient à « verdir l’emballage, alors que tout le produit pose problème », résume-t-il. Le produit ? La Coupe du monde elle-même, événement que le gigantisme rend « incompatible avec un monde durable », de surcroît dans un pays qui ne disposait pas des équipements nécessaires pour l’accueillir avant d’entreprendre des travaux pharaoniques.
En réalité, la consommation d’énergie liée au fonctionnement de ces stades ne représente qu’une faible part de leur impact climatique. Produire du béton, du ciment, de l’acier, du verre, émet des quantités faramineuses de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Pour n’en citer qu’un, le stade de Lusail, qui accueillera la finale, repose sur des colonnes pesant plus de 6 000 tonnes d’acier. Des « émissions intégrées » difficiles à tracer, souligne Gilles Dufrasne, auteur d’un rapport de l’ONG Carbon Market Watch* sur l’impact environnemental de la Coupe du monde. « Les émissions liées à la construction des stades sont potentiellement jusqu’à huit fois plus importantes qu’annoncé par les organisateurs », estime-t-il.
L’ONG pointe un tour de passe-passe méthodologique. Selon elle, l’hypothèse des organisateurs consiste à dire que « puisque les stades ont une durée de vie de 60 ans et que la Coupe du monde dure un mois, alors ils ne sont responsables que d’un mois sur 60 ans de la quantité totale d’émissions », explique Gilles Defrasne.
Ce calcul sous-entend par ailleurs que les stades seront utilisés après la compétition en tant que centres commerciaux et hôtels, ou mis à disposition d’équipe locales. Or, dans ce pays de 2,5 millions d’habitants, « les projets de reconversion sont peu détaillés et souvent peu crédibles », poursuit le spécialiste. « Certains stades verront leur capacité d’accueil baisser mais resteront des enceintes de tailles significatives. L’un recevra une équipe locale, un autre l’équipe féminine nationale… », liste-t-il, circonspect sur la capacité future à remplir les tribunes.
Pour les organisateurs, les stades, qui peuvent ainsi accueillir entre 20 000 et 80 000 spectateurs en fonction des différentes configurations, ne sont ni trop nombreux ni trop grands. Car ils sont en partie recyclés et recyclables, insiste la communication de l’événement. Les sièges en trop étant donc promis à une nouvelle vie.
Vitrine de cet effort, le Stade 974 est démontable et réalisé à partir de conteneurs. En amont de sa construction, « 70 000 tonnes de ciment et d’acier ont été broyées, triées et stockées afin d’être réutilisées sur le site. Et les conteneurs sont faits à partir de matériaux recyclés », liste dans une vidéo* la responsable « durabilité » du comité suprême Qatar 2022, Talar Sahsuvaroglu. « La structure en acier dans laquelle s’insèrent les conteneurs a aussi été réalisée à partir d’acier local. La plupart contiennent des éléments recyclés », vante-t-elle.
Et en aval ? Le Stade 974 est le premier stade intégralement démontable, destiné à offrir à d’autres pays sous-équipés l’opportunité d’accueillir des compétitions prestigieuses. « Sur le papier, c’est une idée intéressante qui tient compte des émissions causées par le fait de reconstruire de nouveaux stades tous les quatre ans. Mais le transporter au bout du monde serait aussi très émetteur en CO2 », note Gilles Dufrasne. Les émissions liées aux travaux des différentes reconversions des stades post-Coupe du monde sont, en tout cas, absentes des bilans vertueux présentés par les organisateurs.
Enfin, pour asseoir la crédibilité écologique de ces enceintes, l’organisation met en avant une série de « récompenses ». Trois stades ont par exemple reçu une certification « 5 étoiles » délivrée par le Global Sustainability Assessment System (GSAS), l’organisme de certification de la Gulf Organization for Research and Development (Gord), validé par la Fifa. En règle générale, recourir à ce type de certifications « témoigne du respect d’un certain nombre d’engagements environnementaux et sont, à ce titre aussi, un puissant outil de communication, décrypte Michael Neaves, de l’ONG Ecos. Les organismes qui conçoivent [les critères d’évaluation] peuvent choisir de mettre l’accent sur certains aspects (le recyclage, la gestion de l’eau, l’empreinte carbone) et d’en minorer d’autres. »
La Gord étant une organisation dépendante de l’Etat qatarien, lui-même organisateur de l’événement, « on peut penser qu’ils ont voulu se doter d’une certification taillée sur mesure pour ce type d’événements », analyse Michael Neaves. Raphaël Le Magoariec va plus loin : « Il faut se méfier de tout ce qui concerne les stades au Qatar, y compris de ces certifications. L’Etat est derrière la construction des stades, il veut légitimer le recours à la technologie qu’il y a déployée et ne peut pas être transparent quant aux impacts réels sur l’environnement ». En se parant d’ambitions environnementales, « le Qatar cherche à séduire, résume le chercheur. La Fifa verdit son discours mais a du mal à remettre en question ce modèle tourné vers la croissance. »
* Ces liens renvoient vers des contenus en anglais
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