Dans un entretien accordé au journal Le Monde, l’ancienne ministre de la Santé affirme avoir pris au sérieux de manière précoce la menace du Covid-19.
Après deux années de quasi-silence médiatique, Agnès Buzyn a décidé de venir réclamer son honneur perdu. Mise en examen pour « mise en danger de la vie d’autrui » dans le cadre de la pandémie de Covid-19 par la Cour de justice de la République, celle qui a été ministre de la Santé jusqu’en février 2020 s’est livrée au Monde. Dans les colonnes du journal, elle assure non seulement qu’elle a pris au sérieux dès décembre 2019 les éléments en provenance de la ville de Wuhan en Chine, lieu de départ de l’épidémie de Covid-19, mais également que ses alertes ont été ignorées par Emmanuel Macron et Édouard Philippe, à l’époque Premier ministre.
« Non seulement j’avais vu mais prévenu. J’ai été, de très loin en Europe, la ministre la plus alerte. Mais tout le monde s’en foutait. Les gens m’expliquaient que ce virus était une ‘grippette’ et que je perdais mes nerfs », a-t-elle déclaré au Monde, alors qu’elle ne peut plus se déplacer sans un agent de sécurité du fait des menaces qu’elle reçoit.
Un journal de 600 pages
Pour appuyer ces dires, Le Monde indique avoir consulté le journal tenu par Agnès Buzyn lors du premier confinement, dans lequel elle a méticuleusement retracé les prémices de la crise du Covid-19, s’appuyant sur ses SMS, mails et boucles Telegram. Le document, long de 600 pages, constitue aujourd’hui une pièce du dossier à la Cour de justice de la République.
Tout commence le jour de Noël 2019. En vacances en Corse, Agnès Buzyn tombe sur Twitter sur un blog relayant plusieurs pneumopathies inexpliquées en Chine. Elle assure avoir immédiatement envoyé le lien au directeur général de la Santé Jérôme Salomon, lui demandant de « suivre cela ». Elle dit avoir eu un « pressentiment ».
En janvier, elle commence à déployer de premières mesures, comme l’envoie d’un message d’alerte sanitaire aux établissements de santé. La médecin de formation indique avoir pour la première fois prévenu Emmanuel Macron et Édouard Philippe le 11 janvier 2020.
« Je n’avais pas l’impression d’être entendue », estime-t-elle.
« Tu as réussi à lui faire peur! »
Le mois de janvier avance et les craintes de la ministre se confirment: le Covid-19 semble avoir un taux de mortalité oscillant autour de 3%. Elle se montre plus insistante avec Emmanuel Macron et Édouard Philippe. « Monsieur le PR (président de la République, ndlr), je suis à votre disposition pour faire un point de situation quand vous le souhaitez », envoie-t-elle au locataire de l’Élysée le 25 janvier. Aucun des deux ne lui répond.
Deux jours plus tard, elle revient à la charge armée de scénarios. Elle indique à Emmanuel Macron que si le taux de mortalité est de seulement 1% mais que 10 millions de personnes sont infectées, le nombre de décès serait de 100.000. Le président la remercie pour sa « clarté ». Elle tente également d’alerter l’exécutif sur les risques de maintenir les municipales, en vain.
Au final, Agnès Buzyn n’aura réussi à obtenir qu’un seul entretien avec Emmanuel Macron sur le sujet – par téléphone – le 8 février. Elle saute sur l’occasion pour lui dérouler le scénario qu’elle craint, affirme-t-elle au Monde. Celui d’une perte de 10 points de PIB, la fermeture des frontières, une mortalité importante, et évoque la possibilité d’un confinement.
Le mercredi suivant, en Conseil des ministres, Alexis Kohler, le tout-puissant secrétaire général de l’Élysée l’interpelle. « Mais qu’est-ce que tu as dit au PR l’autre soir? Tu as réussi à lui faire peur! », lui lance-t-il. Avant qu’elle ne lui réponde: « Heureusement que je lui ai fait peur! ».
Le fiasco des municipales
La disgrâce d’Agnès Buzyn dans l’opinion publique interviendra à la mi-février. Choisie – quasiment forcée selon ses dires – par l’exécutif pour remplacer Benjamin Griveaux dans la course à la mairie de Paris, elle finira par quitter son poste au ministère de la Santé le 16 février 2020 pour se lancer dans une campagne électorale.
« J’ai tenté de résister, mais la pression était trop forte (…) Je n’aurais jamais dû partir. À la santé, j’étais à ma place. Là, on me poussait au mauvais endroit au mauvais moment », déclare-t-elle aujourd’hui au Monde.
Puis d’ajouter: « Pendant toute la campagne, j’ai continué d’envoyer des textos, d’alerter, mais j’ai senti que je ne pesais plus rien et que je parlais dans le vide. Je n’étais plus aux affaires et on me le faisait sentir ». Finalement, Agnès Buzyn n’obtiendra que 18% des voix à l’issue du premier tour des municipales le 15 mars, arrivant en troisième position.
Le même jour, elle décide de se montrer plus ferme avec Édouard Philippe, échaudée par les errements de l’exécutif sur le report ou non du deuxième tour des municipales, qui sera finalement organisé le 28 juin 2020. « Prenez une décision de confinement car nous avons quinze jours de retard. Et je ne perds pas mes nerfs, je suis lucide depuis des semaines et, derrière vos décisions, ce sont des gens qui vont mourir », lance-t-elle alors au maire du Havre.
« On aurait dû écouter Agnès »
Après son échec à la mairie de Paris, Agnès Buzyn retournera finalement à sa profession d’origine, médecin, en prêtant main forte lors du premier confinement de mars 2020 à l’unité Covid-19 de l’hôpital militaire de Percy. Elle a depuis été nommée à la Cour des comptes.
Après ses déclarations tonitruantes dans Le Monde, des interrogations demeurent. Malgré sa prise de conscience précoce des dangers que pouvaient faire peser le Covid-19, pourquoi avoir déclaré fin janvier 2020 que le risque d’introduction de la maladie dans l’Hexagone était « faible ». Et pourquoi avoir décidé d’organiser des meetings fin février 2020?
Des zones d’ombre que l’enquête de la Cour de justice de la République aura pour tâche d’éclairer. Au Monde, Agnès Buzyn l’a assuré, le président de la République a en tout cas reconnu que l’ancienne ministre de la Santé aurait dû être prise au sérieux. Selon plusieurs amis de l’ancienne ministre, Emmanuel Macron aurait déclaré en privé: « on aurait dû écouter Agnès ».
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