Une réforme non annoncée mais dans les tuayux agite les effectifs de la police judiciaire et les magistrats depuis le début du mois d’août. Elle prévoit d’intégrer la PJ au commissariat dans un vaste projet de réorganisation.
Ce jeudi, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a reçu le directeur central de la police judiciaire, les directeurs zonaux de la police judiciaire (PJ), les chefs d’office de la police et des représentants de la PJ. L’objectif: tenter d’apaiser l’inquiétude des enquêteurs face au vaste projet de réorganisation qui prévoit que les effectifs de la PJ, qui se consacrent aux enquêtes les plus complexes, soient dilués au sein de la sécurité publique, compétente pour les infractions de moindre envergure.
Les policiers concernés craignent que la police judiciaire, héritière des illustres « brigades du Tigre« , perdent en efficacité et en indépendance.
· Que prévoit cette réforme?
Expérimentée depuis 2020 dans les territoires d’outre-mer, et dans trois autres départements de métropole depuis quelques mois, la réorganisation de la police nationale implique la création d’un responsable unique de la police dans chaque département et qui aurait autorité sur les effectifs de sécurité publique, ceux de la police judiciaire et ceux de la police aux frontières. Emmanuel Macron avait rappelé l’importance de la réforme en septembre 2021, issue du livre blanc de la sécurité intérieure qui date de novembre 2020 et qui doit être généralisée en 2023.
Actuellement, chaque service rend compte à sa hiérarchie. Les policiers de la police judiciaire, qui enquêtent sur les affaires les plus complexes, répondent hiérarchiquement au Directeur central de la police judiciaire. Ils sont organisés en directions zonales, la zone Sud regroupant, par exemple, la région de Marseille, Nice, Perpignan et la Corse. Avançant l’argument de clarifier cette organisation, le gouvernement souhaite créer une filière investigation qui rassemblerait les effectifs de la PJ et ceux de la sécurité publique, présente dans les commissariats, en charge de la délinquance du quotidien.
La filière investigation, à l’instar des autres directions, serait sous l’autorité d’un Directeur départemental de la police nationale, devant un interlocuteur unique avec pour responsable hiérarchique le préfet.
· Quel est l’objectif de cette réforme?
Officiellement, l’objectif est double. La réforme prévoit de mettre fin au fonctionnement en « tuyau d’orgue » de la police, à savoir que chaque service, sécurité publique, CRS, police judiciaire et police aux frontières, répond hiérarchiquement à une direction centrale.
L’autre objectif est de désengorger les services d’investigation des commissariats alors qu’entre 2 et 3,5 millions de procédures sont enregistrées chaque année par la Sécurité publique. Des procédures qui portent sur la « petite délinquance » du quotidien, les cambriolages, les agressions, le petit trafic de stupéfiants ou les atteintes aux biens.
· Quelle est la réaction de la police judiciaire?
Les fonctionnaires de la police judiciaire sont vent debout face à cette réforme qui menace « leur savoir-faire ». Ils craignent une dissolution de leurs effectifs – au nombre de 5300 – et un nivellement vers le bas de leurs fonctions en abandonnant les enquêtes sur les crimes « les plus graves », les meurtres, les viols, les infractions financières, le grand banditisme, les braquages, les extorsions ou encore le proxénétisme. Des enquêtes qui s’attaquent au « haut du spectre de la criminalité ».
La fronde est telle que les policiers ont lancé au milieu de l’été une association, l’Association nationale de la police judiciaire (ANPJ).
« Les effectifs de la police judiciaire, ainsi fondus dans ceux de la sécurité publique, n’auront plus, ni le temps, ni les moyens, de combattre la criminalité organisée et les crimes graves et complexes. Cette réorganisation structurelle ne propose aucune solution viable à l’engorgement des services traitant de la délinquance de masse », écrivent les enquêteurs dans un communiqué diffusé le 25 août.
Du côté de l’association, contactée par BFMTV.com, on explique qu’actuellement la police judiciaire n’a pas d’objectifs de rendement, qu’ils travaillent sur un temps long sous la direction d’un juge d’instruction. « Nous travaillons sur un dossier de fond sur plus d’un an et en parallèle chaque dossier nous occupe quelques mois », cite comme exemple un chef de groupe qui travaille sur le trafic de stupéfiants.
La crainte est que, noyés par la gestion de la délinquance du quotidien, les enquêteurs ne puissent plus se consacrer à la lutte contre le grand banditisme. « Quand vous travaillez sur un gros réseau de trafiquants, la nuit vous réalisez des balisages, des écoutes. Si vous relâchez vos efforts c’est de l’information en moins », relate l’enquêteur.
« La sécurité publique et la police judiciaire ne sont ni concurrentes, ni opposées, poursuit l’ANPJ. Elles sont toutes les deux indispensables et complémentaires dans le traitement des infractions pénales. »
Ces policiers craignent aussi le cadre départemental imposé par la réforme alors que leurs enquêtes concernent la plupart du temps des zones géographiques plus larges, souvent interrégionales.
· Quels sont les retours de l’expérimentation de cette réforme?
Dans les huit départements où sont expérimentés cette réforme, les fonctionnaires de la police judiciaire se plaignent d’avoir été contraints de faire du maintien de l’ordre ou de se consacrer à des thématiques pour lesquelles ils ne sont pas spécialistes. La police judiciaire étant organisée en groupe, spécialisé sur la lutte contre les violences intrafamiliales ou le trafis de stupéfiants.
À Toulon, 36 des 39 policiers du service de police judiciaire ont transmis un rapport à leur hiérarchie évoquant des « retours d’expérience catastrophiques ». Ils évoquent un manque de méthode qui provoque un « sentiment d’inutilité », de « stress » et de « désarroi ». Depuis, plus de 1000 rapports psycho-sociaux sont en cours de rédaction pour exprimer le malaise des enquêteurs face à cette réforme.
· Pourquoi le monde judiciaire soutient la police?
La police judiciaire est « le bras armé de la justice », résume-t-on chez les enquêteurs qui travaillent sous l’autorité d’un juge d’instruction. Depuis leur mobilisation, le monde judiciaire leur apporte son soutien. « La police judiciaire, celle qui enquête aux côtés de la justice, laquelle ne peut se passer d’elle, est mise en danger par la réforme envisagée qui risque à terme de la faire disparaître », a tweeté Eric Halphen, qualifié de « juge anti-corruption ».
Pour les deux syndicats de magistrats, l’USM et le Syndicat de la magistrature, qui signe une tribune dans Le Monde, la réforme « sacrifiera une filière d’excellence sur l’autel du traitement de masse de la délinquance du quotidien ». « L’organisation de la PJ mettait les policiers à distance des partenaires locaux en préservant leur impartialité. La culture de la sécurité publique est au contraire celle du partenariat et des échanges permanents avec tous les interlocuteurs institutionnels », poursuivent les signataires, craignant une mainmise du politique sur les enquêtes.
« Cette proximité indispensable en sécurité publique est très problématique en matière de police judiciaire », précisent-ils encore.
François Molins, le procureur général près la Cour de cassation, y voit lui une réforme qui ne va pas « dans la bonne direction », restreignant le champ d’action de ces policiers. Le premier « risque » de cette réforme, selon François Molins, interrogé mercredi par France Inter, « c’est de détruire quelque chose qui fonctionne. Parce qu’aujourd’hui (…) les seuls services qui sont arrivés à garder la qualité dans les enquêtes, c’est la PJ ». « Le second risque », a-t-il poursuivi, est lié à l’échelle départementale retenue par la réforme. « La criminalité aujourd’hui, elle a beaucoup évolué, ça se joue à l’échelle des inter-régions et de l’international. C’est trop petit le département, c’est pas la bonne échelle. »
· Quelle est la réponse du gouvernement aux inquiétudes des policiers?
Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a reçu ce jeudi matin le Directeur central de la police judiciaire, les directeurs zonaux de la PJ et les chefs d’office de la police nationale. Élisabeth Borne a promis jeudi de « lever les inquiétudes » autour de la réforme des services de police judiciaire.
« Les préfets ont bien en tête l’importance, le caractère essentiel de l’indépendance de la justice, et donc des enquêtes judiciaires, mais il faut lever les inquiétudes qui ont été exprimées », a affirmé la Première ministre sur France Inter.
Cliquez ici pour lire l’article depuis sa source.