L’autre nuit, j’ai eu la mauvaise idée de chercher s’il existait des supermarchés asiatiques qui livraient à domicile. Pourquoi mauvaise idée ? Tout simplement parce que cela m’a ouvert à l’appétit. 4 h du matin, ce n’est pas le meilleur moment pour passer à table.
Une routine bien planifiée
C’est ainsi que j’ai découvert une chaîne YouTube, qui m’a laissé très perplexe, celle d’Honeyjubu. Dans des vidéos très esthétiques, cette femme nous montre son quotidien millimétré, qui paraît entièrement dédié au bien-être de son mari, de ses enfants et de son chien Lucy. Après quelques vagues recherches sur Google, il apparaît qu’il s’agit d’une mode relativement récente en Corée du Sud. Des étudiants, des femmes au foyer ou des mères de famille — oui, apparemment, ce sont principalement des femmes — mettent en scène leur quotidien ménager, le tout, sans dialogue ou presque. Leur visage apparaît rarement ou pas du tout et elle ne parle pas.
Grâce à la magie de YouTube, nul besoin d’apprendre le coréen pour savourer ces vidéos et le terme est bien choisi dans le cas d’Honeyjubu puisqu’elle se met en scène, en faisant la cuisine. Avis aux amateurs : évitez de les regarder l’estomac vide. L’autre moitié des vidéos la met en scène effectuant des travaux ménagers ou promenant Lucy. En résumé, on a trouvé la version coréenne de Bree Van De Kamp.
Mais là où Desperate Housewives était une satire de la vie en banlieue américaine et des femmes qui la peuplent, la chaîne d’Honeyjubu est à prendre au premier degré. À savoir que s’occuper de son foyer est quelque chose d’enrichissant et de gratifiant. Ce type de chaînes a même eu les honneurs du New York Times, qui y voit une façon de redécouvrir son intérieur. Il est vrai qu’après deux ans d’épidémie et deux confinements, on avait tout à fait besoin de replonger dans son intérieur.
Mise en scène et partenariats
Les vidéos ont un côté hypnotisant et soyons honnêtes, il y a quelques trucs ménagers intéressants à glaner, sans parler des recettes de cuisine. Quel est le problème ? Au bout de quelques vidéos, on commence à percevoir certains détails : une cuisine absolument parfaite, remplie d’appareils d’électroménager et d’ustensiles, qui ne viennent pas d’un magasin discount. La chaîne a des partenariats avec des marques, clairement indiqués, notamment pour des appareils de luxe. Ils ne sont pas disponibles en France.
Je n’ai pas réussi à déterminer si Honeyjubu vivait dans un appartement ou une maison ni dans quelle ville elle résidait, mais la taille de la cuisine, de la salle de bain ainsi que de la salle à manger laisse clairement sous-entendre qu’il y a des mètres carrés disponibles pour cette famille d’au moins quatre personnes. En dehors des ustensiles et des appareils, tous les produits alimentaires utilisés sont frais. Cela ne vient pas d’un sac de surgelés de supermarché, mais bien d’un vendeur de fruits et de légumes, d’un boucher et d’un poissonnier. Vu de France, et sans connaître le contexte social, historique, politique et sociétal de la Corée du Sud, on a l’impression d’une mise en scène très bourgeoise et surtout très traditionnelle.
Des mères de famille qui créent des blogs ou des vidéos de cuisine ou d’arts ménagers, en France, en Europe et aux États-Unis, il y en a des tonnes. Je suis moi-même assez fan de certaines publications, notamment quand je manque d’inspiration en cuisine. Jusqu’à là, cela ne m’avait jamais dérangé. Peut-être parce que je n’avais consulté que des contenus destinés aux personnes dans une situation assez proche de la mienne : très maniaque, très pressée et disons-le ouvertement regardante sur mon budget. Alors, quel est le problème ? En un mot : réactionnaire.
Retour vers le passé
La première vidéo que j’ai visionnée mettait en scène Honeyjubu, qui se levait à 5 h 30 du matin pour préparer le déjeuner de son mari. Oubliez immédiatement le sandwich au beurre de cacahuètes cher à nos cousins Américains ou notre jambon beurre-cornichon hexagonal. Dans la lunch box de M. Honeyjubu, on trouve un riz cuit à la perfection, des nems (en fait, une omelette roulée serait plus proche de ce qu’on connaît ici) et un sauté de porc avec des petits légumes fraîchement émincés. On la voit ensuite s’occuper du chien, puis préparer le dîner. Ce dernier est composé d’un poulet, avec des légumes, au four ainsi qu’une bouillie d’ormeaux. Elle conclut en disant que ce n’est pas une journée particulière, mais une journée normale.
Ce qui est réellement gênant est qu’à son insu, elle fait la promotion d’un certain mode de vie : celui où les femmes restent à la maison, pour s’occuper exclusivement du bien-être de leur mari, de leurs enfants et de leur chien. Pourtant, la chaîne étant monétisée et ayant conclu des partenariats avec des marques, notamment LG, on sait qu’elle gagne sa vie. Vraisemblablement moins bien que son mari, mais elle a des rentrées d’argent. Or, la mise en scène nous fait aussi comprendre qu’elle surveille son budget. Sur certains travaux ménagers, elle utilise certains produits, non pas pour des questions écologiques, mais pour des questions financières. En un sens, on a l’impression d’être revenu dans les années 50.
Est-ce un problème que les femmes préfèrent rester à la maison pour s’occuper du foyer ? Non. Si c’est réellement un choix. Or, d’après Info Social RH, la participation des femmes au marché du travail en Corée du Sud, n’est que de 56,2 %. Entre 30 et 40 ans, elles sont fortement incitées à quitter leur emploi pour se consacrer aux travaux domestiques. En Europe et aux États-Unis, les conservateurs ont le vent en poupe et les femmes sont dans leur collimateur. Depuis les débats sur le mariage pour tous, toutes les chaînes de télévision accueillent des éditorialistes, qui, sous couvert de commenter l’actualité, en profitent pour distiller leur vision rétrograde de la femme. Et comme on n’est jamais aussi bien trahi que par les siens, ce sont des femmes qui partagent leur vision archaïque sur le rôle que devrait avoir la femme dans notre société.
Long chemin
Évidemment, c’est pousser très loin l’analyse d’une chaîne YouTube tenue par une ménagère qui cherche peut-être à s’émanciper grâce à ses talents domestiques. Mais voir une femme se lever à 5 h du matin pour préparer le déjeuner de son mari, pendant que lui est certainement encore en train de dormir, m’a agacé. Étant originaire d’un pays encore pétri de patriarcat, où on considère qu’il est absolument normal qu’une femme fasse une double journée (travail et foyer), je concède être très chatouilleuse sur ce sujet. Vu le succès de la chaîne d’Honeyjubu, je suis manifestement la seule à être gênée. Nos mères ou nos grands-mères ont-elles réellement milité, manifesté, pris des risques judiciaires, pour que la génération des 18-25 ans consomme des vidéos YouTube sur l’art d’être une bonne épouse et une femme au foyer ? Et culpabiliser celles qui sont plus âgées ?
À voir Honeyjubu se lever aux aurores, pour préparer de bons petits plats, nettoyer la salle de bain tous les jours, astiquer ses ustensiles de cuisine, émincer les légumes, faire les poussières, le tout avec le sourire, on en vient presque à culpabiliser de ne pas faire pareil. Vous, les femmes qui me lisent, pourquoi est-ce que vous ne vous levez pas à 5 h du matin pour préparer un bon déjeuner, digne d’un restaurant, à votre mari ? Pourquoi ne faites-vous pas la poussière tous les jours ? Et votre salle de bain ? Est-ce que vous la lavez à grandes eaux au quotidien ? Sans oublier de faire du sport pour garder la ligne, d’aller chez le coiffeur, d’aller chercher les enfants, les amener aux activités périscolaires, etc.
Fondamentalement, il est là le problème de ces chaînes YouTube. Ce ne sont pas d’innocentes vidéos qui vont vous aider dans votre quotidien, mais vous faire vous sentir inférieure. Contrairement à ce qu’écrit le New York Times, ce ne sont pas des vidéos de relaxation, mais des vidéos de propagandes politiques.
Quant à mes éventuelles plus jeunes lectrices, qui en sont encore à se demander ce qu’elles vont faire dans la vie, je ne vous donnerai qu’un seul conseil : faites en sorte de ne jamais dépendre de personne. Ni de vos parents, ni d’un conjoint, ni d’un employeur. Votre liberté est ce que vous avez de plus précieux.
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