« J'ai l'impression de vivre une révolution ». A Sciences Po, ChatGPT fait débat

Rue Saint-Guillaume, Paris. « J’ai l’impression de vivre une révolution ». Célia, étudiante à Sciences Po Paris, est bouleversée. Nous ne sommes pourtant ni en mai 68, ni à la Sorbonne. Mais à Sciences Po, en mars 2023. Et elle ne commente pas non plus la manifestation en cours, pas loin de la rue Saint-Guillaume, Place de la Concorde, survenue brusquement après le recours au 49-3 par le gouvernement.

Non, elle parle du phénomène ChatGPT. Son utilisation par les élèves est interdite depuis quelques semaines. Les étudiants ont reçu un e-mail interdisant de se servir du logiciel d’OpenAI sans l’accord préalable de leurs professeurs.

Ironiquement, c’est cet e-mail de l’administration qui a fait découvrir ChatGPT à Célia. « Je ne connaissais pas, dit-elle. Du coup, je suis allée voir par curiosité. Cela m’a un peu perturbée. Parce que c’est très bien fait. »

« Pour l’instant, comme les réponses ne sont pas assez détaillées, on ne va pas écrire dix pages avec ChatGPT. C’est plutôt un marche-pied » dit-elle. De quoi donner « des premières pistes de recherche, des points de tension qui sont quand même assez justes », détaille Célia. Mais ChatGPT ne doit pas amener à « un abandon total de notre propre réflexion » dit-elle aussi.

« Il invente pas mal de livres et de citations »

Mathieu et Daphné, étudiants en première année, sont assis côte à côte dans le grand amphithéâtre. Ils assistent à une conférence organisé par l’établissement autour de « l’Enseignement supérieur et l’Intelligence Artificielle ».

Mathieu a déjà beaucoup expérimenté ChatGPT. « Pas mal sur certains points. Par exemple, pour demander un avis, « qu’est-ce que tel auteur pense de ça ? ».

« Et en même temps il y a beaucoup de limites. Il invente pas mal de livres et de citations. Mais c’est beaucoup plus pratique que les moteurs de recherche. Pour trouver de bonnes formules, des formulations de phrases, c’est plutôt pratique ».

Utiliserait-il ChatGPT si ses profs étaient d’accord ? « Oui. Parce que c’est plus simple. Et souvent si on utilise ChatGPT, c’est pour faire des choses simples. Parce que les choses compliquées, il ne sait pas les faire. Par exemple, pour l’histoire de l’Allemagne très résumé, c’est bien, parce que c’est simple. »

Daphné a un avis très différent. « J’aime bien produire mon propre truc. Avec ChatGPT, j’ai l’impression que ce n’est pas vraiment moi qui ai fait le travail, j’ai juste posé une question. »

Une dichotomie que la lapidaire Daphné résume ainsi. « Il y a une idée de morale derrière le rendu du travail. »

Et c’est précisément l’objet du débat de cette conférence.

« Un cours va être mis sur ChatGPT, et on va en faire un Powerpoint ! Cela s’appelle de la paresse ! »

Mathias Vicherat, le directeur de Sciences Po, démine d’entrée la bombe. Il ne s’agit pas stricto sensu d’interdire ChatGPT à Scien Po, qui est un outil « perfectible ». L’enjeu est d’abord de « voir quelles sont les implications de cet outil à la fois en matière de pédagogie et en matière de recherche ».

« En réalité, la révolution a déjà eu lieu, dit Asma Mhalla, spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la technologie, et enseignante à Sciences Po. La question, c’est « qui ? » Qui fabrique le savoir ? Quelle vision du monde? (…) Et en filigrane, il y a évidemment la question de la souveraineté technologique européenne… »

« Les données sont partagées sans aucune pensée de ce qu’il y a derrière, prévient Cécile Badoual, Vice-présidente formation à l’Université Paris Cité. Un cours va être mis sur ChatGPT par exemple, et ensuite on va en faire un Powerpoint ! Cela s’appelle de la paresse ! C’est amusant et c’est un test. Cependant le cours a été balancé et il a été capté. Les données que nous partageons peuvent être sensibles, des choses qui peuvent être très importantes sont partagées et ne vont plus appartenir aux personnes qui les ont données. Donc il y  a une problématique d’éthique et de sensibilisation extrêmement urgente auprès des étudiants et des enseignants. »

« ChatGPT, c’est la pire des solutions »

« C’est une très bonne occasion de discuter de l’Intelligence Artificielle. Mais partir de ChatGPT, c’est presque la pire des solutions dit le professeur Dominique Boullier. C’est un succès de salon, certes, mais OpenAI n’a rien d’open. »

« Ce qui est intéressant, c’est que Google et Meta se retenaient de publier leurs solutions parce qu’ils étaient conscients des problèmes que cela posait. Elles avaient un sens de la responsabilité. Or ce que fait OpenAI en publiant ChatGPT, c’est forcer le débat, pousser tous les autres à rentrer dans le marché plus vite qu’ils ne le voulaient. »

« C’est une stratégie commerciale évidente, c’est le modèle culturel des entreprises disruptives, à la fois anti-étatique et furieusement anti-régulation. Et dans le domaine éducatif, c’est quand même un vrai problème.

Et le chercheur d’appeler à des tests de validation, « comme on fait dans toutes les industries par ailleurs. » Mais ce point de vue fait débat au sein même de l’école.

« Enseigner l’art du prompt, c’est aussi enseigner qu’il existe
des hallucinations »

« Enseigner l’art du prompt, c’est aussi enseigner le fait qu’il existe des hallucinations de la part de ces algorithmes d’intelligence artificielle », défend Alain Goudey, DG adjoint en charge du numérique à l’école de commerce et de management Neoma BS.

« C’est justement apprendre à les reconnaître, apprendre à les gérer. C’est justement apprendre à se servir de cet outil pour ce qu’il doit être, c’est-à-dire une sorte de miroir de la pensée. Ce n’est pas un fournisseur de solutions, ça doit être un outil, qui permet à l’humain d’aller peut-être plus vite, mais surtout plus loin dans sa réflexion, dans ses capacités d’essayer de prototyper des idées, de les rendre concrètes, de les rendre en image ».

« C’est à ce niveau qu’on doit positionner l’outil. Le problème, aujourd’hui, dans le domaine de l’enseignement, c’est « je dois donner la bonne réponse ». Mais ce n’est pas ça le vrai sujet. Je préfère évaluer les étudiants sur leur capacité à réfléchir. Je préfère que la réponse soit erronée mais qu’il y ait eu un vrai investissement et une explicitation de cette démarche de réflexion ».

« Et mon rôle de professeur, c’est de les amener à réfléchir, et de les outiller pour ne pas reproduire des erreurs. La culture de la note, la culture de la bonne réponse est à mon avis quelque chose qu’il faut réussir à dépasser. »

Au final, ChatGPT pourrait tout simplement bien bouleverser l’enseignement, mais de manière subtile.

Il va falloir « rediscuter des modes d’évaluation, des modes de formation, de la pédagogie même et de l’accompagnement de l’étudiant dit Cécile Badoual. Et l’humain ne doit pas être oublié. Il y a plein de choses qui passent par l’oral, par l’interaction avec l’étudiant, qui ne seront jamais dans ChatGPT. »

Ainsi, peut-être, les bots ne replaceront pas les profs.

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