Avec l’épidémie de Covid, on a vu ressurgir sur le devant de la scène des bulles complotistes ou conspirationnistes. Collectivement, sans le savoir, on a participé à ce phénomène.
Moi contre le reste du monde
Globalement, dans les pays occidentaux, jusqu’aux années 1980, la société valorisait la notion de collectif. A partir des années 80, l’individualisme a commencé à primer sur le collectif, en passant par la réussite personnelle, par le développement personnel et par différents indicateurs. Petit à petit, on a remis l’individu au centre de la société, non pas comme élément de cette dernière, mais comme un tout. Plus récemment, et on le voit beaucoup en France, on a fait peser sur l’individu les prises de décisions : les membres du gouvernement nous invitent à faire des petits gestes pour sauver le climat, les énergies, à diminuer nos consommations, etc. Les décideurs ne décident plus, mais « invitent », « incitent », « proposent », « encouragent ».
On l’a également vu avec l’épidémie : chacun est appelé à ses responsabilités. Ne pas contraindre, ne pas obliger, ne pas réprimer si nécessaire. On exclut de ce champ les épisodes de confinement et de couvre-feu. Actuellement, la France est toujours concernée par la Covid. Pourtant, dans les transports en commun – haut lieu de contamination – le masque n’est que recommandé.
Dès lors, comment s’étonner que des individus, biberonnés depuis des années à l’individualisme, ne jouent pas le jeu du collectif en matière de santé publique ? C’est l’une des hypothèses avancées par Anthony Mansuy dans son livre. Elle est intéressante, car elle prend le contre-pied de certains discours. Les complotistes ne sont pas nécessairement bêtes, sous-diplômés, en rupture totale avec la société. Il y en a, mais les sociologues, chercheurs et journalistes n’arrivent pas à établir un profil type. Et pour cause : il y a autant de complotistes qu’il y a de complots. Adhérer à une théorie du complot ne signifie pas qu’on adhère à toutes les théories.
Paradoxe sociétal
Le fait d’avoir poussé les individus à être responsables est paradoxal. On fait peser sur eux les conséquences de choix pris par d’autres personnes dans des temps antérieurs. S’ils s’écartent du choix implicite, ils sont mis au ban, se retrouvent socialement isolés et donc, se cherchent d’autres lieux de sociabilisation. C’est ainsi que naissent les bulles complotistes. Par ricochet, plus on essaie de démonter ces bulles, plus elles se renforcent.
Internet a ceci d’extraordinaire que seuls les antagonismes semblent survivre. Ceux qui pratiquent la modération d’espaces sociaux le savent bien : maintenir un équilibre, afin que chacun ait la place de s’exprimer, sans pour laisser le champ libre aux extrêmes, est un exercice très compliqué. Et en même temps, la modération, le discours argumenté, construit, ne fait pas recette, y compris sur le plan financier.
Avec Fabrice Pozzoli-Montenay, rédacteur en chef et fondateur d’Entourages, on plaisante souvent en se disant qu’on devrait arrêter nos activités actuelles, pour donner dans le journalisme racoleur et décomplexé. Qu’à défaut d’être respectés, on gagnerait certainement mieux notre vie. Ce qui amène à un autre paradoxe : l’information n’a jamais été autant disponible et accessible, y compris gratuitement, y compris dans des domaines complexes. Mais comment Wikipédia et consorts peuvent lutter, quand la moindre starlette de téléréalité aligne les perles dans une story Instagram ? Et pour cause : c’est réconfortant. Notons également que nos responsables publiques valorisent les influenceurs.
Une forme de masochisme
Anthony Mansuy fait la part belle à la quantité de fantasmes morbides et mortifères qui polluent le web : enlèvements d’enfants, sectes sataniques, complots extraterrestres, Big Pharma, etc. Si on va au-delà de la cash machine que représentent toutes ces bulles, on peut relever une forme de masochisme.
Toutes les histoires qui prennent vie dans les sphères complotistes sont profondément noires et pour certaines obscènes. Mais le monstre s’alimente tranquillement, chacun apportant sa pierre à l’édifice de cette creepy pasta. Pourtant, si on veut souffrir, il suffit de lire les actualités. Dieu sait qu’il y a matière à être inquiet. Alors, pourquoi une telle fascination morbide ?
Elle est peut-être à mettre en lien avec l’individualisation poussée à l’extrême : à force de dire aux individus qu’ils sont entièrement responsables de tout, en cas d’échec, on les renvoie à la figure du perdant. Tu es malade ? C’est ta faute : tu n’as pas fait attention. Tu as été licencié ? C’est ta faute, tu n’es pas assez performant. On peut multiplier les exemples à l’infini. Le fait est qu’on n’a jamais la maîtrise entière et totale sur notre vie. Il y a des impondérables, des évènements qu’on n’avait pas anticipés.
Dans ces bulles, les accros du complot viennent chercher une forme de décharge de responsabilité : ce n’est pas moi le problème, des forces obscures et maléfiques se sont liguées contre moi. On me fait passer pour un crétin ? Contrairement à vous, je suis éclairé, parce que je m’informe auprès des gens qui me disent que tout n’est que complot.
Les dissidents est une lecture très intéressante pour deux raisons. La première pour le travail d’enquête qu’Anthony Mansuy a mené pendant un an, entre épidémie de Covid et guerre en Ukraine. La seconde pour les réflexions personnelles que l’ouvrage génère chez le lecteur et la prise de recul.
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