Sur le podium des Champs-Elysées, son sourire est sincère, mais toujours timide. Jonas Vingegaard semble presque gêné d’être là. Pourtant, dès qu’il ouvre la bouche, ses canines aiguisées rappellent à quel point le Danois est devenu un carnassier. Tout de jaune vêtu, Vingegaard vient de remporter, dimanche 24 juillet, son premier Tour de France, pour sa deuxième participation. Un exploit majuscule, trois ans seulement après être passé professionnel.
Le potentiel était là, mais il est longtemps resté sous la ligne de flottaison de l’iceberg. Certains l’ont cependant décelé avant les autres. « Quand il est passé pro, j’ai dit qu’il serait dans le top 3 d’un grand tour un jour. Mais je n’imaginais pas que ça arriverait déjà. » Ces mots sont ceux de Christian Andersen, le directeur sportif de la première équipe du tout frais vainqueur du Tour de France.
Si personne ne connaît réellement Jonas Vingegaard, quelques-uns, très rares, ont pu apprivoiser le phénomène. Andersen fait partie de ces privilégiés qui ont pu briser la glace : « Depuis le moment où je l’ai repéré, il a toujours été le même », glisse-t-il. Très secret, le Scandinave n’a rien d’un prodige téléguidé vers les cimes du cyclisme. Né à Hillerslev, une minuscule bourgade de 370 habitants dans le Jutland, une province du nord-ouest du Danemark, le taiseux Vingegaard a humé le vent du nord avant de gravir les sommets d’Europe.
La rencontre avec sa monture a eu lieu il y a quinze ans. En 2007, voyant que le rejeton, « toujours le plus petit et le moins costaud de la bande » selon ses dires, ne s’épanouit pas en football, les parents Vingegaard décident de l’emmener voir le Tour du Danemark, véritable messe nationale. Le coup de foudre est immédiat et sa nouvelle passion deviendra son avenir.
Vingegaard rejoint le club local, se perfectionne et ouvre peu à peu sa coquille. A 20 ans, un âge où d’autres cassent déjà la baraque chez les pros, le Danois décide de rejoindre l’équipe de deuxième division ColoQuick, une des meilleures pépinières de l’archipel. Au milieu du projet, un homme : Christian Andersen. Alors directeur sportif de l’équipe, il l’intègre puis le chaperonne jusqu’à son passage chez les pros, en 2019. « Il était très silencieux, mais il a mûri, et il avait déjà un vrai esprit d’équipe », explique-t-il. Réservé, nerveux à l’extrême et angoissé de nature, Vingegaard est passé par toutes les étapes avant de rejoindre Jumbo-Visma.
Car au contraire d’un Tadej Pogacar, irrésistible chez les jeunes, le discret Vingegaard a pris son temps. « Jonas a progressé pas à pas, même quand il était avec nous. Sa progression est linéaire, il ne cesse d’avancer », affirme Andersen. Après une deuxième place au Tour de Chine en 2016, il réalise un bon début de saison en 2017, avant d’être stoppé net pendant un an. « Il a eu un accident en Norvège sur le Tour des Fjords, où il s’est cassé la jambe, et n’a pas eu la possibilité de montrer son potentiel », déplore Andersen.
Presque un an au placard, à repartir quasiment de zéro dans son Jutland natal, coincé par les eaux et les vents. Vingegaard ronge son frein à une période clé pour son avenir. « C’est une qualité sous-estimée chez un coureur d’être capable de souffrir jeune, de penser que ce n’est pas grave », se souvient le sélectionneur national Anders Lund, qui l’a suivi de près lors de ses années chez les espoirs. Pour garder la tête hors de l’eau, Vingegaard se trouve même un petit boulot de poissonnier, qu’il quittera l’été suivant, six mois seulement avant de passer professionnel.
Pourtant, la rééducation fonctionne à merveille, et l’année 2018 marque un déclic pour le Danois de 22 ans. Lors d’un test physique réalisé dans le laboratoire de l’équipe du Danemark, les experts ont les yeux écarquillés. « Il a montré des chiffres spectaculaires qui n’avaient été vus qu’une ou deux fois seulement. Physiquement, nous avons réalisé qu’il avait un don », se souvient le sélectionneur, présent lors des tests. « Sa VO2 max était impressionnante, sa capacité à injecter de l’oxygène dans le sang était spectaculaire. C’est l’une des raisons qui expliquent pourquoi il est si bon dans les cols », affirme-t-il.
A cette époque-là, Andersen est approché par Grischa Niermann, actuel directeur sportif adjoint de Jumbo-Visma, car un nom l’intéresse. « Nous avions des discussions chaque semaine sur les coureurs, mais il était plus intéressé par Julius Johansen, le champion du monde junior en titre », raconte Andersen. Pas de Vingegaard dans le viseur, donc. « Avant 2018, Jumbo ne savait pas qui il était. »
C’est lors d’un stage d’entraînement, où le Danois bat le record de Tejay van Garderen, un coureur professionnel, au Coll de Rates, un sommet réputé au sud de Valence (Espagne), que son nom interpelle enfin. « Ils l’ont finalement repéré quand il a craqué le record. Tu es obligé de briser la glace pour qu’on retienne ton nom », ajoute Andersen. Surtout pour un coureur aussi effacé que Vingegaard.
« Pour Jonas, le plus important était de rejoindre une équipe qui avait la même mentalité que lui. Jumbo-Visma était la seule qui l’intéressait. Le salaire n’avait pas d’importance : avec les résultats, le reste allait venir »
Christian Andersen, ancien directeur sportif de Vingegaardà franceinfo: sport
Passé pro, Vingegaard est toujours aussi timide, et perd vite ses moyens lorsqu’il est en position de gagner. « Dès sa première saison, il porte le maillot de leader lors de la dernière étape du Tour de Pologne. Mais il craque nerveusement et perd tout », explique Christian Andersen, qui est resté très proche du Danois jusqu’à aujourd’hui. Vingegaard s’écroule et passe de la première à la… 26e place du général final.
Pour contenir ses angoisses, Jumbo-Visma l’intègre à son programme de préparation mentale. « Il a besoin de sentir la confiance, de gens qui l’entourent », souffle Christian Andersen.« Il faut donner beaucoup de crédit à Jumbo-Visma. Je ne suis pas sûr qu’il aurait été capable de faire la même chose s’il avait fait un autre choix. C’est un facteur clé dans son histoire », soutient Anders Lund.
Dans l’ombre de Primoz Roglic, le timide Danois voit sa vie changer lors du Tour 2020, auquel il ne participe pas. La naissance de sa fille Frida agrandit le précieux cocon qu’il avait déjà créé avec sa compagne Trine, de neuf ans son aînée. Père à 23 ans, Vingegaard ne coupe plus jamais le cordon malgré ses contraintes. « Peu importe comment cela se passe en course, il les a toujours comme repères. Elles le motivent énormément, elles sont si importantes », précise Andersen. Pour s’en rendre compte, il suffit de voir comment Vingegaard se jette sur son téléphone pour appeler sa compagne une poignée de secondes après chaque arrivée. « Je leur dois tout, ce sont mes premiers supporters », affirme-t-il.
L’année 2021 est celle de l’explosion, avec bien sûr sa deuxième place sur le Tour. Mais c’est en mars, sur la Semaine Coppi et Bartali, une course secondaire, que le vrai déclic a lieu. « Il a gagné deux étapes, et il était le leader de l’équipe. Il a balayé tout le monde. Après ça, j’ai compris qu’il était prêt », se souvient Andersen. Vingegaard force sa nature, dans son équipe mais aussi en privé. « Jonas a tendance à cacher ses émotions, on a travaillé ensemble pour qu’il s’ouvre plus et que ce ne soit pas toujours moi qui prenne les décisions », indique Trine. Jusqu’à cette victoire sur le Tour, où il a écoeuré Tadej Pogacar. « Il a gagné en confiance. Il a beaucoup changé, c’est devenu un leader », insiste Wout van Aert.
Attendu l’an prochain
Pouponné par Jumbo-Visma, lové dans une famille très soudée et adulé par le peuple danois qui attendait un nouveau héros, Vingegaard évolue pour l’instant dans une trajectoire douillette. « Jonas est une personne sensible. Jumbo-Visma a fait un travail remarquable avec lui : ils ont été capables de construire sa résilience, de lui faire absorber cette pression qui vient naturellement avec ses résultats », souligne Anders Lund.
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— Team Jumbo-Visma cycling (@JumboVismaRoad) July 23, 2022
Mais les coups du destin pourraient faire vaciller son trône naissant. « S’il se présente l’année prochaine au même niveau, je ne suis pas sûr qu’il gagne. Il doit trouver des axes de progression, car la pression sera encore plus grande. Il va devoir développer sa capacité à gérer les crises dans sa carrière », souligne Anders Lund. « S’il ne continue pas à progresser comme il le fait actuellement, Pogacar ou un autre coureur va le surpasser », ajoute le sélectionneur.
Son premier Tour en poche, Jonas Vingegaard a désormais un an, dans sa nouvelle maison proche de son mentor Christian Andersen, à 20 km au sud de son village natal, pour développer son potentiel et savourer son nouveau statut. Oubliés les vomissements qui l’assaillaient avant les courses quand il était jeune, désormais c’est lui qui écoeure la concurrence.
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