pourquoi ce concept fait-il débat chez les scientifiques?

Lundi sur RMC-BFMTV, le ministre de la Santé a évoqué plusieurs addictions contre lesquelles il veut lutter, dont celle concernant les écrans. La notion d' »addiction aux écrans » ne fait toutefois pas l’objet d’un consensus scientifique.

Se perdre des heures sur TikTok, consulter machinalement son téléphone, passer de nombreuses heures sur l’ordinateur… Tous ces comportements sont souvent décrits, dans le langage commun, comme une « addiction » aux écrans ou aux réseaux sociaux. Un terme également utilisé lundi par le ministre de la Santé et de la prévention, François Braun.

Invité sur RMC-BFMTV, il a déclaré que « la prévention est un enjeu majeur pour notre société, qui est insuffisamment développé ».

« Par rapport à toutes ces addictions, bien sûr il y a des campagnes, contre le tabac, l’alcool, l’usage de drogues (…), contre les écrans », a-t-il poursuivi.

« Mais ce qui m’importe, c’est de lutter contre les racines de ce mal: pourquoi un jeune, aujourd’hui, tombe dans une addiction quelle qu’elle soit », a ajouté le ministre.

Ce n’est pas la première fois que le gouvernement évoque le concept d’addiction aux écrans. Dans une vidéo mise en ligne fin février, Sarah El Haïry, secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et du service national universel, mettait ainsi en garde contre le « danger » de l' »addiction aux écrans » et renvoyait vers la plateforme d’information du gouvernement dédiée à la parentalité et au numérique.

Un concept non reconnu à l’international

Pourtant, le concept d' »addiction aux écrans » ne fait pas l’objet d’un consensus scientifique pour l’instant. Il ne figure pas dans le « Diagnostic and Statistical manual of Mental disorders », édité par l’Association américaine de psychiatrie (AAP). Ce manuel, utilisé par des professionnels de santé à travers le monde, répertorie les addictions classifiées selon des critères précis.

En 2019, l’OMS a intégré à sa classification des maladies et problèmes de santé reconnus le « trouble du jeu, principalement en ligne ». Il se caractérise les phénomènes suivants: un contrôle altéré sur le jeu (sur sa fréquence ou sa durée par exemple), une priorité donnée au jeu « au point que celui-ci passe avant les autres aspects de la vie et les activités quotidiennes » et des conséquences négatives telles qu’une « déficience significative » sur le plan social, qui n’empêchent pas la poursuite de la pratique. La notion d' »addiction aux écrans » ne figure pas dans ce catalogue.

La Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) définit sur son site les addictions comme « des pathologies cérébrales définies par une dépendance à une substance ou une activité, avec des conséquences délétères ».

Les « écrans », un concept large

L’expression « addiction aux écrans » est controversée car le phénomène est relativement nouveau, ce qui signifie que la communauté scientifique n’a pas beaucoup de recul sur ses effets supposés, explique à BFMTV.com le psychiatre et addictologue Marc Auriacombe.

« ‘Les écrans’ sont un concept large, certains disent que c’est comme parler d’une addiction au verre dans le cadre de l’alcool », ajoute-t-il. Et de quoi parle-t-on précisément, des écrans en général, du smartphone, des réseaux sociaux?

Avec une équipe de chercheurs, le professeur Auriacombe a voulu quantifier ce phénomène. Dans une étude publiée en juillet 2022 dans la revue médicale Journal of medical Internet research, les chercheurs ont examiné le rapport aux écrans de 300 utilisateurs.

Il fallait qu’ils répondent à au moins cinq sur neuf critères pour se voir diagnostiquer une addiction aux écrans. Parmi ces conditions, on trouve le fait de passer beaucoup de temps à penser aux écrans, même quand on n’en utilise pas, le fait de se sentir anxieux, irritable, triste lors d’un usage réduit ou encore le fait de ne pas réussir à réduire son temps d’écran.

Moins de 5% des utilisateurs concernés

Seul 1,7% des personnes interrogées ont répondu positivement à cinq critères. « Il existe un décalage entre l’impression que tout le monde est addict aux écrans et la réalité, qui est que moins de 5% des utilisateurs sont concernés », souligne Marc Auriacombe.

« Ce qui peut être addictif avec Internet notamment, c’est que tout ce qu’on peut y faire entraîne une réponse tout de suite », ajoute le professeur de l’université de Bordeaux, comparant ce mécanisme avec celui des jeux d’argent.

Il juge qu’il n’est « pas aberrant » de penser que le concept pourrait être reconnu dans les prochaines années. Dans un rapport publié en 2019, l’Académie nationale de médecine, l’Académie des sciences et l’Académie des technologies estiment toutefois que « la notion doit être abordée avec précaution ».

Elle « répond à une définition médicale précise, réservée à des pathologies particulièrement lourdes », et les addictions comportementales « sont souvent associées à des troubles psychiatriques comorbides tels que dépression, anxiété, phobies ou troubles de la personnalité », ajoutent les auteurs du rapport.

Un « usage problématique des écrans »

Si la question de l’addiction fait des sceptiques, il existe un consensus sur les effets délétères que peuvent avoir des écrans. La Mildeca parle alors d’un « usage problématique des écrans ». L’étude cosignée par Marc Auriacombe montre que le fait de rencontrer des « problèmes » liés aux écrans est plutôt répandu. 44,7% des personnes interrogées ont répondu positivement à au moins un des neuf critères retenus, le plus courant étant la perte de contrôle.

Pour ce qui concerne les réseaux sociaux par exemple, l’Académie nationale de médecine, l’Académie des sciences et l’Académie des technologies soulignent qu' »ils sont une source d’inquiétude chez l’adolescent, notamment en raison des risques de désinhibition de la communication et de harcèlement ».

Leur rapport souligne aussi « les stratégies des réseaux » qui visent à « retenir l’attention des utilisateurs » et les troubles du sommeil que peut entraîner une utilisation nocturne des écrans.

Des effets bénéfiques « incontestables »

Les trois sociétés savantes affirment que ces risques « ne doivent pas occulter le fait que, bien utilisés, les écrans, et l’information dont ils permettent l’échange, constituent des outils de connaissance et d’ouverture sur le monde dont l’intérêt est incontestable. »

Elles déplorent les « campagnes alarmistes axées sans distinctions sur ‘les dangers des écrans' » qui risquent de « faire ignorer aux parents et aux éducateurs les avantages potentiels des technologies numériques » et de « faire oublier les véritables déterminants de la santé mentale et l’importance des problèmes sociaux ».

Marc Auriacombe juge aussi qu' »il faut faire attention à ne pas banaliser, ni à diaboliser les écrans »: il plaide pour une « éducation » à l’usage à l’usage du numérique, une sorte de « mode d’emploi ».

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