Ces derniers jours, la Russie multiplie les attaques contre les structures énergétiques ukrainiennes, privant des milliers de communes, des centaines de milliers de personnes d’électricité et parfois d’eau. Il s’agit là d’un nouveau virage stratégique particulièrement redoutable dans un pays où l’hiver est traditionnellement rigoureux.
On l’appelle la « Raspoutitsa » et les belligérants la craignent depuis des semaines. Littéralement, ce terme russe désigne la « saison des mauvaises routes », c’est-à-dire le mauvais temps qui, de l’automne à la fonte de la neige au printemps, transforme les axes en torrents de boue, crevés de fondrières. Des intempéries qui entravent le mouvement des troupes et compliquent encore les conditions de vie des soldats.
Alors que la fin du mois d’octobre approche, la mauvaise saison tombe déjà sur le front, mais la menace ne vient pas des pluies ou de la gadoue. En difficulté sur le terrain, la Russie de Vladimir Poutine a décidé de porter un coup de froid à son adversaire. Pilonnant les centrales depuis le début du mois, l’armée russe a privé de vastes pans de l’Ukraine d’électricité et parfois d’eau.
Le cas Zaporijia
Pour ce faire, l’envahisseur s’en prend à deux types d’installations. Il met tout d’abord régulièrement hors circuit celles sur lesquelles il a réussi à imposer sa mainmise. Ainsi, en l’espace de dix jours, la centrale nucléaire de Zaporijia s’est vu couper le courant à trois reprises, dont la dernière a pris fin mardi soir, après 18 heures d’absence d’électricité.
L’événement est alarmant dans la mesure où l’infrastructure doit absolument être alimentée en électricité pour assurer sa sûreté atomique. De surcroît, ces défaillances à répétition du complexe de Zaporijia sont d’autant plus néfastes qu’il s’agit de la plus grande centrale nucléaire d’Europe.
30% des centrales ukrainiennes détruites
Mais ce sont surtout les assauts dirigés par la Russie contre les sites ukrainiens qui inquiètent. Attaques aériennes, drones kamikazes: depuis une dizaine de jours, le Kremlin multiplie les assauts pour mettre à bas le système énergétique adverse. Avec une certaine efficacité: mardi, les autorités ukrainiennes évaluaient à 1162 le nombre des localités encore privées d’électricité et plus ponctuellement d’eau. Un chiffre se haussant même à 4000 communes en considérant les frappes opérées depuis le 7 octobre.
Ce même jour, sur Twitter, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a livré une statistique plus effrayante encore. « Depuis le 10 octobre, 30% des centrales électriques ukrainiennes ont été détruites, provoquant des pannes massives dans tout le pays », a ainsi déploré le chef de l’État.
Et ces privations ne concernent pas seulement les villes petites et moyennes. La capitale Kiev, Lviv (720.000 habitants avant la guerre) ont passé des heures sans alimentation électrique. Un résident de Kharkiv cité ici par Le Monde a même accusé Vladimir Poutine de « vouloir faire crever (les Ukrainiens) de froid dans l’obscurité ».
La Russie revendique sa stratégie
La communication officielle de Moscou n’est pas loin de donner raison à ce cri de désespoir. La Russie n’a en effet aucun problème à assumer son offensive énergétique.
« Les forces armées russes ont continué de frapper avec des armes aériennes et maritimes de haute précision et à longue portée le commandement militaire et les systèmes énergétiques d’Ukraine », a ainsi revendiqué le ministère russe de la Défense dans un rapport en date de mardi, se félicitant que « toutes les cibles » aient « été touchées ».
Des « crimes de guerre » pour la diplomatie internationale
Les mots ne sont pas les mêmes au moment d’évoquer ces frappes à l’international. Ce mercredi sur franceinfo, Anne-Claire Legendre, porte-parole du Quai d’Orsay, a d’abord acté:
« Depuis deux semaines, la Russie a changé de tactique sur le terrain, face aux revers qu’elle rencontre, elle frappe désormais des objectifs civils, avec des civils eux-mêmes qui sont visés, mais aussi des infrastructures stratégiques énergétiques ».
Elle a alors dénoncé des « crimes de guerre », ajoutant: « L’idée est d’épuiser par la terreur, par le froid, de casser le moral de la population ukrainienne qui est en soutien de la stratégie de résistance de l’agression menée contre le président Zelensky ».
L’Ukraine se prépare
Mais il faudra plus que des anathèmes aux Ukrainiens pour passer l’automne et l’hiver. Le gouvernement a d’ailleurs des accents de Winston Churchill, qui avait sollicité le « sang et les larmes » de ses concitoyens pendant la Seconde guerre mondiale, afin de triompher de cette nouvelle épreuve. « Il est nécessaire que tout le pays se prépare à ce qu’il puisse y avoir des pannes d’électricité, d’eau et de chauffage », a ainsi proclamé Kyrylo Timochenko, porte-parole de la présidence ukrainienne à la télévision mardi.
Dans le cadre de cette « préparation », l’exécutif ukrainien établit déjà des mesures pour faire face à cette guerre de volts. Ainsi, comme l’a listé ici le correspondant de La Croix à Kiev: l’exécutif ukrainien a déjà annoncé la suspension de ses propres exports d’électricité, a décrété la limitation sporadique de l’accès au réseau pour éviter des phénomènes de surcharge, et surtout l’agence Ukrenergo a demandé à ses nationaux de restreindre leur consommation en soirée.
Une même culture militaire de l’hiver
La période qui s’ouvre fait planer un autre péril au-dessus des têtes ukrainiennes. Plus directement militaire celui-ci. Depuis 1812, et la défaite de Napoléon à l’issue de la campagne de Russie jusqu’aux nazis bloqués dans les glaces de Leningrad, Moscou et Stalingrad avant d’être chassées lors de la Seconde guerre mondiale, les armées russes ont prouvé qu’elles savaient faire de l’hiver leur spécialité.
« Oui, mais les Russes et les Ukrainiens ont la même culture de l’hiver », remarque le général Jérôme Pellistrandi, consultant Défense de BFMTV.
L’officier note toutefois qu’après le ralentissement des opérations à prévoir pour cet automne, « un créneau » fatidique s’offrira aux deux camps:
« En janvier-février, avec la neige et le sol gelé, on pourra faire la guerre car il n’y aura pas de problème pour les manœuvres de blindés – même si les moteurs pourront avoir du mal à démarrer s’il fait trop froid ».
Offensives et contre-offensives pourront alors reprendre « à condition d’avoir les équipements adaptés », poursuit le général Pellistrandi avant d’enchaîner: « Or, les Russes en manquent ».
En tout état de cause, c’est cependant moins les conditions matérielles que spirituelles qui importeront. « Ce qui va jouer, ce sont les forces morales, la capacité à soutenir l’effort de guerre malgré les souffrances et l’hiver rigoureux », achève Jérôme Pellistrandi.
C’est donc une bataille supplémentaire que la population agressée est à présent appelée à mener. Mais tandis que ses troupes progressent, dans le sud, en direction de la ville occupée de Kherson, que la Russie commence à évacuer ce mercredi, elle peut se dire qu’elle en a déjà gagné d’autres. Et de tout aussi redoutables.
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