Ce mardi et la semaine dernière, deux sites militaires russes ont été frappés au coeur de la Crimée. Des actions qui collent au discours du président Volodymyr Zelensky et à l’agenda d’autorités ukrainiennes qui n’ont jamais fait le deuil de cette région annexée par les Russes en 2014.
Tandis que les Russes n’ont eu de cesse de renforcer leur mainmise sur le Donbass depuis l’invasion de l’Ukraine, celle-ci cherche à présent à étendre les combats sur un nouveau théâtre d’opération: la Crimée. Comme une manière de porter le fer sur une plaie toujours à vif depuis l’annexion progressive de la péninsule par la Russie, entre mars 2014 et juillet 2015.
L’intégration de la région à la Fédération de Russie a reçu le blanc-seing d’un référendum organisé le 16 mars 2014, établissant à 96,77% le taux de suffrages en faveur de ce rattachement. Elle a en revanche été condamnée par la communauté internationale à l’exception de onze pays, au rang desquels la Syrie ou la Biélorussie par exemple.
Surtout, l’Ukraine ne l’a jamais admise et cherche désormais à en reprendre le contrôle. En l’espace d’une semaine, son armée vient de frapper par deux fois des bases russes situées au coeur de cette province si disputée. Des actions qui renvoient l’écho très concret du discours officiel des autorités ukrainiennes, qui ont fait du retour de la Crimée dans le territoire national une priorité.
Des opérations « façon travail d’orfèvre »
Mardi matin, les munitions d’un dépôt russe de Djankoï ont explosé. Le gouverneur de la Crimée appointé par le Kremlin, a évoqué deux civils blessés, la Russie déplorant encore la perte d’une ligne de haute tension, une centrale électrique endommagée ainsi que des dégâts au long d’une voie ferroviaire locale.
Une semaine en arrière, le 9 août, c’était un autre dépôt de munitions russe qui sautait dans la région, du côté de la base de Saki. L’événement a d’ailleurs entraîné un lourd bilan humain – un mort et 14 blessés – ainsi que de conséquents dommages matériels. Euronews a en effet indiqué que l’affaire avait coûté huit appareils à l’aviation russe.
Si les origines des déflagrations de Saki demeurent nébuleuses – Moscou niant avoir subi une attaque-, la paternité de l’explosion survenue mardi au dépôt de Djankoï met cette fois les belligérants d’accord. L’armée russe a dénoncé un « acte de sabotage » dans un communiqué publié dans la foulée, alors qu’Andrii Iermak s’est félicité sur Telegram, dans un post relayé par l’AFP, d’une « opération ‘démilitarisation’ façon travail d’orfèvre par les forces armées ukrainiennes », dont il a promis qu’elle se poursuivrait « jusqu’à la libération complète des territoires ukrainiens ».
Le consensus a pourtant de quoi étonner… du moins les spécialistes. Car ainsi que le signale ici Le Monde, les troupes ukrainiennes ne disposent pas, en principe, de missiles au rayon d’action supérieur à 80 km: bien insuffisant dans la mesure où les deux sites sont à plus de 200 kilomètres de la ligne de front.
Toutefois, d’après le journal du soir, des experts militaires estiment qu’il faut y voir l’action de missiles de fabrication ukrainienne dopés par les alliés de la nation agressée, notamment grâce à l’ajout d’un système de guidage ad hoc.
Clouer l’aviation russe, éloigner la flotte des ports: les objectifs ukrainiens
En-dehors de la portée symbolique de ces opérations, ces explosions conduites en territoire criméen revêtent dans l’immédiat un intérêt militaire direct pour les Ukrainiens. D’une part, c’est depuis ces bases que la Russie bombarde sa victime et de surcroît, comme l’a noté auprès du Monde Yohann Michel, chercheur associé à l’International Institute for Strategic Studies où il se consacre aux questions de défense, « dans un conflit qui consomme beaucoup de matériel, comme c’est le cas en Ukraine, ne serait-ce que ralentir des convois ferroviaires peut avoir un impact ».
Le spécialiste ajoute: « Ça peut aussi contraindre les Russes à repousser encore un peu plus loin du front leurs dépôts de munitions, et donc étirer leurs lignes d’approvisionnement ».
D’autre part, il s’agit d’encourager la flotte russe à s’éloigner de son port d’attache de Sébastopol, et donc de briser le blocus alimentaire qu’elle encadre. L’éloignement de ces navires et sous-marins aurait de plus une vertu supplémentaire aux yeux ukrainiens: amoindrir le pouvoir de nuisance de leurs missiles.
L’éditorialiste de BFMTV pour les questions internationales, Anthony Bellanger, voit en tout cas dans ces initiatives ukrainiennes « un tournant » du conflit.
« La Crimée, c’est le bébé chéri des Russes et de Vladimir Poutine. Taper en Crimée c’est ce que les Ukrainiens n’avaient pas fait depuis le début de la guerre et en plus, Vladimir Poutine en avait fait une ligne rouge », a-t-il mis en exergue mardi sur notre plateau. « Et on s’aperçoit non seulement que les Ukrainiens sont capables de taper en Ukraine, en profondeur, mais aussi d’y mobiliser des partisans. Dans tous les cas de figure c’est une humiliation très forte pour la Russie. »
Le tourisme, nouvelle cible du conflit
Cette campagne aborde aussi un versant plus inattendu. Mikhaïlo Podoliak, conseiller à la présidence ukrainienne, a ainsi tweeté: « La Crimée dans un pays normal, c’est la mer Noire, les montagnes, la récréation et le tourisme. Mais la Crimée occupée par les Russes, ce sont des explosions des dépôts de munitions et un risque de mort élevé pour les envahisseurs et les voleurs ».
Région ensoleillée, la péninsule de Crimée est – au moins depuis la période soviétique, au cours de laquelle le Parti et l’Etat y envoyaient leurs cadres – une destination touristique prisée. L’installer dans la guerre vise aussi par conséquent à démoraliser l’opinion civile russe.
Le stratagème semble d’ailleurs fonctionner, comme l’ont montré les images de vacanciers paniqués à Saki après les explosions de la semaine dernière ou celles d’embouteillages sur la route du retour vers la Russie.
« Image saisissante! La fuite des touristes russes sur les plages de Crimée .. La guerre en Ukraine arrive sans prévenir pour ces vacanciers après l’attaque de la base aérienne de Novofedorivka à Saki », a légendé sur Twitter notre journaliste Ulysse Gosset.
La classe politique russe ne s’y est d’ailleurs pas trompée et a tenté d’éteindre cet incendie. « Les touristes ne sont pas en danger. Nous vous demandons de garder votre calme », a ainsi affirmé Alexeï Tcherniak, député russe local, et cité ici par I24 News.
« La guerre a commencé avec la Crimée et doit se terminer avec sa libération »
Enfin, la Crimée s’impose comme un objectif politique majeur pour Kiev. Pour Volodymyr Zelensky, la Crimée est l’alpha et l’oméga de cette guerre, sa véritable origine – plus de sept ans avant l’invasion russe du 24 février dernier -, et a vocation à en être la conclusion.
« Le monde commence à comprendre qu’il a eu tort en 2014 en décidant de ne pas répondre de toutes ses forces aux premières actions agressives de la Russie », a d’ailleurs lâché le président ukrainien au cours d’une allocution prononcée le 9 août dernier, quelques heures à peine après les fracas de Saki. « La guerre en Ukraine a commencé avec la Crimée et doit se terminer avec sa libération », a-t-il encore insisté, prolongeant bientôt: « La Crimée est ukrainienne et nous n’y renoncerons jamais ».
Il est certes impossible de savoir en quel sens basculera le destin du conflit russo-ukrainien. Mais c’est du côté de la Crimée qu’il devrait se jouer.
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