Avec l’essor des smartphones, il est de plus en plus fréquent que les soignants se retrouvent filmés ou enregistrés par leurs patients en consultation ou pendant des soins. Médecins, infirmières, aide-soignants et patients témoignent auprès de BFMTV.com de cette tendance qui commence à envahir leur pratique.
Quelle ne fut pas la surprise de Céline Epsie lorsqu’un jour, sa fille lycéenne lui a appris qu’elle l’avait vue sur Tiktok. Sur cette courte vidéo, publiée mi-mars sur le réseau social, la sage-femme est en train de réaliser une échographie à une femme enceinte, pendant que le conjoint filme.
« On me voit de dos, de profil, de près… On me reconnaît bien, d’autant que je porte une veste que je suis la seule à avoir puisque c’est moi qui l’ai faite », déplore cette sage-femme de 48 ans qui exerce à Morteau (Doubs), qui n’a jamais pu identifier qui étaient les patients auteurs de cette vidéo.
Au cabinet de Céline Epsie, la situation se présente « facile deux à trois fois par semaine, tandis qu’avant c’était de l’ordre de l’exceptionnel ». À tel point que mi-mars, elle a décidé d’apposer une affiche pour prévenir qu’il était « INTERDIT de la filmer ou de l’enregistrer sans son autorisation pendant la consultation ». Le matin même, elle venait de surprendre une femme qui avait posé son sac à main sur son bureau, dans lequel était caché son téléphone portable de manière à l’enregistrer. Lorsqu’elle lui a fait remarquer son manque de discrétion, la patiente en colère a claqué la porte du cabinet.
« Tout le monde se rêve influenceur »
« C’est devenu aberrant, indécent », s’énerve Céline Epsie. « Aujourd’hui, tout le monde se rêve influenceur et filme sa vie pour la partager sur les réseaux sociaux, jusque dans les cabinets médicaux! Ça prend des selfies, des photos du cabinet, des vidéos pendant la consultation en toute décontraction et ça finit sur les réseaux sociaux. (…) Certains filment quand ils attendent trop longtemps, d’autres cherchent l’erreur. C’est devenu une manière d’afficher les gens ».
Interrogée par BFMTV.com, la sage-femme considère que cette pratique « pose problème à plusieurs égards ». « D’abord, il y a le droit à l’image qui me concerne moi. De plus, quand on touche au domaine médical, il y a plusieurs questions qui se posent, notamment celle de la violation du secret médical. Qu’est-ce qui va être fait des données qui sont captées? Vont-elles être diffusées en ligne? À quel but? », s’interroge Céline Epsie, qui est consciente qu’aujourd’hui, « il est possible de couper et de modifier photos et vidéos de façon à faire dire tout et son contraire à des images ».
« Le pire, c’est que les gens pensent souvent qu’on ne les voit pas », se moque gentiment Marie Duchon. En laboratoire d’analyses médicales, cette infirmière de Dijon n’hésite plus à demander aux jeunes gens qui brandissent leur téléphone pour la filmer de le reposer pendant les prises de sang.
« Ça arrive au moins une fois par semaine », s’agace la soignante.
Partage des soins en direct avec la famille
Et pour cause, la jeune femme a le souvenir d’une consultation très désagréable au début de sa carrière, au cours de laquelle elle a dû perfuser un nourrisson pendant qu’elle était filmée en FaceTime par sa mère. À l’autre bout du fil, le père de l’enfant guettait et la menaçait du moindre faux pas. « Il me hurlait dessus: ‘vous avez intérêt à réussir du premier coup, sinon vous allez voir' », raconte celle qui regrette de ne pas « avoir eu la présence d’esprit de lui demander d’arrêter de filmer » à l’époque.
Au sein du service pédiatrique de l’hôpital de Metz, Axel Gross dit avoir l’habitude de ce type de situations. Désormais, lorsque l’infirmier puériculteur entre dans les chambres pour prodiguer des soins, parents et adolescents ne sont plus gênés de continuer de filmer avec leurs téléphones, souvent pour faire partager ces moments avec leurs proches:
« ‘Tiens, regarde ils vont lui faire un lavage de nez »‘, lancent les mères à leur mari, une sœur, une tante ou une grand-mère, tandis que chez les ados, c’est plutôt ‘oh regarde aujourd’hui c’est lui qui va s’occuper de moi!' »
« Oh là là il est nul! Tu ne peux pas en demander un autre? », a-t-il un jour dû encaisser de la part d’un proche d’une adolescente dont il venait de rater la prise de sang, alors qu’ils étaient en appel visio. « C’est extrêmement désagréable », se souvient l’infirmier, qui n’est « pas très à l’aise avec ça ». « On entend tous les commentaires des gens qui ne sont pas là et à qui on ne peut pas répondre. Or je n’ai pas forcément envie qu’on m’identifie, qu’on entende tout ce que je dis ». Maintenant, quand l’écran est tourné vers l’enfant, Axel dit « faire attention à se tourner ou à ne pas être trop visible ».
Défiance à l’égard du corps médical?
S’ils peuvent être déplaisants, ces enregistrements intempestifs ne sont pas tous mal intentionnés. Il y a deux mois, le Dr Manon Marmousset De La Taille s’est d’abord trouvée « déstabilisée » lorsqu’elle a découvert que sa patiente – qui avait gardé un écouteur en pleine consultation – était en réalité en train d’enregistrer sa voix à son insu pendant un examen gynécologique à l’hôpital des Bluets à Paris.
« Quand je m’en suis aperçue, je lui ai tout de suite demandé de se rhabiller et d’arrêter de m’enregistrer, puis de supprimer le fichier audio », raconte la gynécologue, qui s’est alors aperçue que cette patiente avait déjà enregistré d’autres confrères en consultation. Ce que la patiente, penaude, a immédiatement accepté.
Le Dr Marmousset confie avoir été « froissée », dans un premier temps, que le lien de confiance entre elle et sa patiente ait été rompu. Mais avec le recul, la soignante a réalisé que cette patiente, engluée dans un parcours PMA compliqué, était « hyper angoissée ».
« Elle m’a expliqué qu’elle enregistrait car elle n’arrivait pas à suivre ce qu’on lui expliquait pendant les consultations et qu’elle ne se souvenait jamais de rien a posteriori« , raconte la gynécologue. Aujourd’hui, elle comprend la démarche de cette patiente, même si elle regrette qu’elle n’ait pas osé lui demander si elle pouvait de l’enregistrer – ce qu’elle aurait volontiers accepté.
C’est ce qu’a fait Sandra il y a cinq ans, avant de rencontrer le chirurgien qui s’apprêtait peut-être à la réopérer pour son cancer du sein. « Ce sont des parcours de soins lourds et très complexes. À chaque fois, c’était des rendez-vous de 15-20 minutes très intenses et tout ce qui peut être dit est très important », se souvient cette femme de 53 ans, habitant en Seine-Saint-Denis.
Des enregistrements pense-bêtes
Jusqu’alors, elle avait pris l’habitude de prendre des notes sur des post-its pour être sûre de ne rater aucune information. Mais ce jour-là, l’amie qui l’accompagnait lui a proposé de demander au chirurgien si elle pouvait poser son téléphone portable sur le bureau du chirurgien pour l’enregistrer et pouvoir le réécouter calmement a posteriori si nécessaire. Ce qu’il a accepté sans broncher. « Ça m’a permis de le réécouter après coup, et de me rendre compte que je n’avais pas fait attention à quelques petits détails qu’il m’avait dit », confie-t-elle, quelques années après.
« L’acte d’enregistrer ou filmer n’est pas gênant en soi », pour le gynécologue-obstétricien Yves Ville, conscient que la plupart des patients qui enregistrent ne le font pas « dans une logique d’espionnage ». « Beaucoup viennent me voir pour un 2e ou un 3e avis médical, après avoir vu beaucoup de confrères avant moi. Je comprends qu’ils puissent être un peu perdus, mêler les termes ou les informations et préfèrent garder une trace de ce que je dis ».
« Si ça va dans le sens d’être mieux compris, ça me va », affirme le Dr Yves Ville. Au final, « les consultations et ce qui s’y dit appartiennent aux patients. Personnellement, j’assume les propos que je peux tenir et si les gens veulent diffuser ces informations sur les réseaux sociaux, ça les regarde ».
« C’est le fait que ça se fasse sous la table que je trouve dérangeant et particulièrement mal élevé », nuance le chef du service d’obstétrique de l’hôpital Necker à Paris. « On peut malgré tout s’interroger sur ce que ça traduit de notre époque. Culturellement, il est indéniable que certaines personnes ne peuvent plus vivre sans le prisme de leur téléphone ».
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