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Surnommé le « cuisinier de Poutine », l’homme d’affaires russe Evgueni Prigojine a fondé sa chaîne de restauration avant de lancer une compagnie de mercenaires, le tristement célèbre groupe Wagner. Après des années passées dans l’ombre, il avance à présent à visage découvert. Il rêve ainsi de transformer son influence en carrière politique.

Malfrat, patron d’une chaîne de restauration, agitateur internet, fondateur d’une milice de mercenaires. L’homme d’affaires russe Evgueni Prigojine a déjà connu mille vies. Et il s’apprête à en embrasser une mille et unième: la politique. Mais qui est ce personnage de secret qui avance désormais à découvert? Et pourquoi a-t-il choisi ces dernières semaines d’entrer en pleine lumière après des années d’un discret travail de l’ombre? BFMTV.com brosse ce vendredi le portrait d’Evgueni Prigojine, l’homme de main du Kremlin.

L’enfant de Leningrad

Un bref coup d’oeil à l’état-civil d’Evgueni Prigojine dévoile un premier point commun avec Vladimir Poutine et peut-être l’origine de leur proximité. Âgé de 61 ans, il est lui aussi un enfant de Leningrad, redevenu Saint-Pétersbourg à l’écroulement de l’URSS. Toutefois, les deux hommes n’ont pas vécu cet épisode soviétique de leur vie de la même manière. Tandis que Vladimir Poutine est un pur produit de l’appareil communiste, travaillant d’abord au KGB avant la reconversion de son service en FSB sous Boris Eltsine, Evgueni Prigojine a d’abord évolué dans les marges de la société. Il a ainsi été emprisonné neuf années durant – de 1981 à 1990 – pour des faits de banditisme et de vol.

Tout change pour lui à l’orée des années 1990, et sa trajectoire épouse dès lors celle d’une Russie qui s’empare du rêve d’un capitalisme à l’américaine après la dissipation de l’illusion soviétique. Evgueni Prigojine monte dans un premier temps des stands de hot-dogs, mentionne ici Le Devoir, avant d’ouvrir – toujours dans l’ancienne capitale des Tsars – un restaurant de luxe grâce au succès de sa première affaire. C’est d’ailleurs dans ce cadre privilégié qu’ont lieu ses premières rencontres avec Vladimir Poutine.

Il faut croire que l’entente est bonne car en 2000, dès l’accession de Vladimir Poutine à la présidence de la Fédération de Russie, le groupe de restauration qu’Evgueni Prigojine a créé entre temps est chargé de nourrir le Kremlin. D’où le surnom qui lui colle encore à la peau de « cuisinier de Poutine ».

« Les fermes à trolls »

Désormais à la tête de la société Concord, il diversifie ses activités. Et dans des directions peu orthodoxes. À partir de 2013, il sème de nombreuses « fermes à trolls » dans son sillage, des structures où des internautes charbonnent pour répandre les fausses informations sur internet. Il encourage de surcroît la multiplication de comptes Telegram. L’objectif est le même dans un cas comme dans l’autre: tenter d’influencer, ou de déstabiliser les élections dans les pays étrangers, dans le sens seyant évidemment le mieux à Moscou.

Longtemps, pourtant, l’entreprise était aussi abondamment dénoncée – comme en 2016 lors de la présidentielle américaine – qu’officieuse, voire clandestine. Mais ça, c’était avant. Car le « cuisinier » assume dorénavant ses casseroles. Le 7 novembre dernier, à l’aube des midterms aux États-Unis, Evgueni Prigojine est sorti du bois, via une déclaration publiée dans les médias russes et le réseau social VKontakt:

« Nous avons fait preuve d’ingérence, nous le faisons et nous allons continuer de le faire ».

L’homme de Wagner

Cet aveu succède de deux mois à une autre confession, plus spectaculaire encore. En septembre en effet, il admet avoir fondé le groupe Wagner, milice de mercenaires privés, opérant actuellement en Ukraine, mais aussi en Syrie et qu’on a pu retrouver notamment sur le continent africain, dont, dernièrement, au Mali après que celui-ci a rejeté la présence des troupes régulières françaises.

Cette escouade, formée en 2014, lui a également permis de s’enrichir, comme le rappelle à nouveau Le Devoir: pétrole syrien, diamants centre-africains, tout est bon pour se gonfler les poches. Reconnaissant envers ses hommes, il a donc fini par leur rendre un hommage appuyé et public.

« Ces gars, des héros, ont défendu le peuple syrien, d’autres peuples de pays arabes, les démunis africains et latino-américains, ils sont devenus un pilier de notre patrie ».

Comme Evgueni Prigojine n’a décidément plus l’intention de se cacher, il est allé un cran plus loin dans la revendication de ses basses oeuvres. En octobre, il inaugure ainsi le quartier général officiel du groupe Wagner, en plein Saint-Pétersbourg. Alors même qu’en Russie, pas plus qu’ailleurs, une telle force soldatesque privée n’est évidemment pas légale.

« Ça veut dire qu’il s’oppose publiquement à la loi russe », a d’ailleurs analysé la politologue, Vera Ageeva, spécialiste de la Russie et enseignante à Sciences Po, auprès de BFMTV jeudi soir. L’experte a même estimé qu’Evgueni Prigojine était « en train de créer une sorte d’État parallèle en Russie qui vit selon ses propres règles ».

L’Ukraine comme théâtre

Il faut dire que ces derniers jours, il semble même s’émanciper de la morale commune, comme du droit international – qui l’a à l’oeil depuis au moins 2014 et les sanctions décidées contre Concord et son propre patrimoine notamment par Washington. Dimanche dernier, il commente par exemple la vidéo circulant sur les comptes Telegram de l’exécution abjecte, à la masse, d’un soldat russe accusé de désertion en Ukraine.

« C’est un magnifique travail de réalisation, cela se regarde d’une seule traite. J’espère qu’aucun animal n’a été blessé lors du tournage ».

La guerre en cours lui offre en tout cas une nouvelle piste pour passer à la vitesse supérieure. Car, comme le souligne ici Le Monde, un réseau de sites internet inféodés au père des « fermes à trolls » ne cesse de relayer des photos le montrant sur le front, souvent bardé de médailles militaires, dans la grande tradition héritée du passé soviétique. Evgueni Prigojine profite de cette exposition pour prendre une épaisseur nouvelle, n’hésitant pas à descendre en flammes le commandement russe devant l’embourbement du conflit.

« Qu’on envoie tous ces salauds au front, avec des mitrailleuses et pieds nus! » s’exclame-t-il dans une prise de position relevée début novembre par franceinfo.

Au point d’obtenir, avec l’appui du patron de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, le scalp d’Alexander Lapine, jusqu’alors général-en-chef des troupes russes.

Un parti à sa main

Des succès qui pourraient bien lui monter à la tête. « On dit qu’il sort de l’ombre mais il sort surtout du contrôle du Kremlin », a encore observé la politologue Vera Ageeva sur BFMTV. Difficile de dire dans quelle mesure l’homme joue son propre jeu, sert encore celui de Vladimir Poutine, ou si l’un et l’autre se confondent. Il est en revanche certain qu’Evgueni Prigojine affiche au grand jour son ambition politique.

Selon des informations révélées par le site russe Meduza, et reprises par Le Monde, il est sur le point de mettre à flot son propre parti, défini comme un « mouvement politique conservateur ». D’après la lecture que le correspondant du quotidien du soir a dressée de cette aspiration, Evgueni Prigojine a déjà une base électorale dans le viseur, la Russie des petites villes, et un discours tout prêt, l’ultranationalisme. Le tout rehaussé par la posture très nettement anti-élites du richissime personnage.

S’il concrétise ses envies d’entrée en politique, Evgueni Prigojine va-t-il bousculer le « Russie Unie » de Vladimir Poutine? S’agit-il de gêner son maître, de penser l’après? Ou d’endosser simplement une radicalité avec laquelle le président russe a coutume de composer dans un jeu de billard à multiples bandes? Une chose est sûr: le « cuisinier » mijote quelque chose et son ancien client n’est pas éternel.

Robin Verner Journaliste BFMTV

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